CHAPITRE V

— Je crois que nous avons un problème, déclara Red Owens en désignant la planète qui scintillait sur l'écran principal du poste de pilotage.

Ronny Blade plissa les yeux. Bien qu'il ne se fût rendu qu'une seule fois sur Cybunkerp, il avait la certitude que c'était bien cette dernière planète qui se dessinait devant lui. La forme torturée du petit continent, qui s'étendait d'est en ouest le long de l'équateur, perpendiculairement à la masse principale des terres émergées, était reconnaissable entre toutes.

— Je ne vois rien d'anormal, dit William Baker.

Il était assis dans un fauteuil, le visage gris, les traits tirés. Alors que les trois autres Terriens et Zlanilla — à qui les médecins zphemg avaient assuré qu'elle pouvait sans danger tenter l'expérience, son métabolisme étant assez proche de celui des humains — avaient parfaitement supporté l'hibernation durant le voyage vers Cybunkerp, Will en était ressorti malade comme un chien, avec une tension excessivement basse et des nausées incessantes. Un effet secondaire indétecté jusque-là qu'il conviendrait de signaler aux concepteurs du Kit de Survie Ultime avant la mise sur le marché de celui-ci.

En attendant, Baker faisait peine à voir, et tous étaient inquiets pour lui.

— Regarde l'hémisphère nocturne, lui conseilla Blade, qui avait enfin compris en quoi cette Cybunkerp différait de celle qu'il connaissait.

— Je ne vois rien.

— Justement ! souligna Ronny. Tu ne vois rien là où devraient se trouver une vingtaine de villes illuminées de mille feux ! Je suppose que c'est ce détail qui a mis la puce à l'oreille à Red...

Le roux capitaine secoua négativement la tête :

— Non, c'est l'absence totale d'émissions radio. En temps normal, Cybunkerp émet sur presque toutes les fréquences, à cause de la législation très libérale sur l'utilisation des ondes. Là, il n'y a rien. Pas même un émetteur isolé. Et ce n'est pas tout... (Owens pressa une touche et la caméra qui filmait la planète parut foncer vers celle-ci en un zoom vertigineux.) Vous voyez cette péninsule, à la limite de la nuit ? La confédération y entretient une base militaire de première catégorie — cent mille hommes, trente vaisseaux, quatre cents navettes... Pourtant, il n'y a rien à l'image.

Laximul émit le fracas assourdissant qui était chez lui l'équivalent d'un raclement de gorge.

— Vous en êtes certain ? demanda-t-il. Nous n'avons pas pu nous tromper de planète ? De système ?

— Impossible, assura Red Owens. À quelques détails près, la forme et la taille des continents correspondent — ainsi que les caractéristiques des deux soleils et des autres planètes du système. Ce monde est bien Cybunkerp... (Il hésita.) Mais à quelle époque ?

— Excellente déduction, Red, le félicita Blade. Il n'y a pas d'autre explication possible : nous avons dérivé dans le temps.

Baker marmonna un juron assourdi. Il paraissait recouvrer de la vigueur, car ses joues avaient repris un peu de couleur et ses yeux un semblant de vie lorsqu'il releva la tête pour demander au Gnekshare, d'une voix faible mais ferme :

— Vous avez une explication, Laximul ?

L'énorme extraterrestre battit des oreilles en agitant la queue. Blade, qui commençait à être familiarisé avec son langage corporel, devina qu'il était très ennuyé. Sans doute se sentait-il responsable de ce qui était arrivé.

Car il semblait bien, en effet, que la planète qui brillait devant les passagers n'avait pas encore reçu la visite de l'homme.

— Eh bien, commença Laximul, nous avons pu commettre une erreur dans nos calculs — quoique pour ma part je considère cette hypothèse comme hautement improbable. Il est également possible que certaines choses qui nous échappent dans le fonctionnement du chronodéphaseur aient pu influer sur la longueur temporelle de notre saut à rebrousse-temps. J'aurais tendance à penser que le rôle joué par la gravité y est pour quelque chose — mais je ne dispose encore d'aucun élément précis pour étayer cette thèse.

— Nous avons pu notamment sous-estimer l'influence des superamas de galaxies, intervint Léopold M'Baman. Il va nous falloir revoir tous nos calculs. (Il donna une grande claque sur l'occiput du Gnekshare.) Venez, Laximul ! Nous avons du pain sur la planche.

— Par le Foin d'Hiver de Guttlera ! s'écria l'interpellé. Vous avez raison. Ce n'est pas le moment de nous laisser abattre. Mais avant tout, je vais aligner quelques équations pour avoir une idée de ce qui nous attend. La tendance événementielle étant défavorable, cela nous permettra vraisemblablement d'éviter quelques aléas supplémentaires.

Blade et Baker échangèrent un regard étonné.

— Il faudra que vous nous expliquiez un jour comment vous vous y prenez, fit Ronny. Ces équations vous permettent vraiment de prédire l'avenir ?

Une succession de hoquets agita le gigantesque visage de Laximul. Il riait.

— Ce n'est pas si simple, répliqua-t-il en reprenant son sérieux. Disons... si vous voulez... que les systèmes d'équations développés par les mathématiciens gnekshares permettent de calculer... eh bien... la « tournure » que prendra l'avenir — ou, plus exactement, la tendance du présent. C'est très difficile à expliquer à quelqu'un qui n'a pas été familiarisé dès sa plus tendre enfance avec ce mode de pensée. Ne croyez pas, cependant, que l'avenir soit écrit. Les choix du passé et du présent influent profondément sur sa nature ; le futur se crée — ou, plutôt, se recrée — à chaque instant.

— Vous voulez dire que votre déterminisme accepte une certaine forme de libre-arbitre ? interrogea Baker, qui recouvrait peu à peu toute sa vivacité d'esprit.

— Nos actes changent nos destins personnels, mais il est hautement improbable qu'ils aient un effet quelconque sur l'évolution de l'univers. C'est cela que je veux dire. La vie obéit aux lois du chaos, elle est imprévisible, et c'est à nous de faire de notre avenir ce qu'il sera.

— Le seul problème, laissa tomber Ronny Blade, c'est que l'avenir en question se situe en fait dans le passé par rapport à notre époque d'origine... Red, n'y a-t-il pas un moyen de déterminer la longueur de notre saut temporel ? En analysant le déplacement des étoiles, par exemple ?

Owens se gratta la tête, l'air songeur.

— Si nous étions dans le Système solaire, dit-il, je pourrais vous le dire du premier coup d'oeil. Mais ici... Les tables astronomiques de la Chronolyse sont bien moins fournies que celles du Maraudeur. Il faudrait prendre une série d'étoiles de référence et travailler sur leur mouvement...

— Autant faire un saut jusqu'à la Terre, suggéra Zlanilla, qui s'était jusque-là contentée d'écouter, assise jambes croisées dans un confortable fauteuil.

Blade lui lança un regard amusé.

— C'est une traversée de soixante heures aller-retour, fit-il. Sans compter le temps que nous resterons sur place... Mais ce serait une agréable balade ! Laximul, Léopold, combien de temps vous faudra-t-il pour comprendre ce qui s'est passé et régler le chronodéphaseur en vue du prochain saut ?

Le Gnekshare et l'Africain se consultèrent à voix basse.

— Au minimum une semaine de travail, assura M'Baman.

— Nous avons donc largement le... temps de faire un tour sur la Terre, conclut Blade. Je me demande ce que nous allons y découvrir... Le XXe siècle ? L'Empire romain ? Le secondaire et ses dinosaures ?

— Oh, non ! Pitié ! Pas de dinosaures ! supplia Owens, qui conservait un souvenir cuisant de sa dernière promenade à dos de brontosaure[14] !

Tout d'abord, ils eurent du mal à reconnaître la Terre dans le monde aux monstrueuses calottes polaires qui occupait la troisième orbite. Ils s'attendaient pourtant à tomber en pleine ère glaciaire ; Red Owens avait en effet annoncé, dès la résurgence, que leur décalage pouvait être estimé à une dizaine ou une douzaine de milliers d'années, d'après la position des étoiles.

Mais ce n'était pas vraiment des calottes polaires qu'émanait cette impression d'anormalité que ressentaient les quatre Terriens. Elles n'étaient d'ailleurs pas si impressionnantes que cela, une fois qu'on s'y était habitué. Comme l'expliqua Blade, que sa passion pour l'archéologie avait amené à se pencher sur le proche passé de la Terre, les glaciers avaient connu un développement nettement plus important quelques milliers d'années auparavant.

— 18 000 ans environ avant notre époque, dit-il, la dernière glaciation a atteint son maximum. Le niveau des mers avait baissé de 120 mètres environ, libérant d'immenses plaines côtières. Tout le Nord de l'Europe et de l'Amérique était recouvert par les glaciers.

Ce n'était pas non plus le contour des continents. Certes, les océans n'avaient pas encore atteint le niveau auquel ils s'étaient stabilisés durant l'Histoire humaine, mais la différence ne devait pas excéder trente à trente-cinq mètres. L'Angleterre n'était pas encore redevenue une île.

Pendant un moment, ils pensèrent que c'étaient les nuages, qui dissimulaient une bonne partie de la surface de la planète. L'atmosphère était saturée de vapeur d'eau. Mais aussi nombreux qu'ils fussent, les nuages n'auraient jamais créé une telle sensation d'étrangeté.

Ce fut Red Owens qui trouva, presque par hasard. Le dais de nuages s'était déchiré en une large ouverture au-dessus de la moitié Nord de l'Afrique. Le roux capitaine y jeta un coup d'œil machinal, blasé ; il avait vu des milliers de fois cette partie de son monde natal. Puis il se tourna pour consulter un détecteur.

Son geste se ralentit, s'interrompit à demi esquissé. Red Owens demeura un instant immobile, une expression intriguée sur le visage, avant de pivoter à nouveau le buste en direction de l'écran qu'il venait de regarder. Alors, sa bouche s'arrondit en un O de surprise et il balbutia :

— Le Sahara... Regardez le Sahara!...

Sur l'écran, la déchirure dans le manteau nuageux dévoilait une Afrique du Nord verdoyante, parsemée de lacs et de forêts.

La Chronolyse achevait de boucler sa troisième orbite lorsqu'il fut décidé d'atterrir. La navette, prodige de la technologie cybunkerpienne, s'inclina lentement en direction de la planète drapée de nuages et, soutenue par ses puissants champs anti-g, entreprit de pénétrer dans son atmosphère humide.

Le lieu d'atterrissage avait fait l'objet d'une longue et sérieuse discussion entre les différentes personnes présentes à bord. Red Owens et William Baker penchaient pour l'Europe, alors en plein mésolithique, tandis que Léopold M'Baman insistait pour que la navette se pose en Afrique. Mais Ronny Blade n'était d'accord avec aucune des deux solutions.

— Nous devons éviter au maximum les paradoxes, avait-il dit. L'Europe comme l'Afrique ont été largement étudiées et fouillées par les archéologues ; nous risquerions d'y laisser des traces qui seraient un jour où l'autre découvertes, et dont la présence pourrait tout à fait modifier l'avenir — notre présent. Il en va d'ailleurs de même pour la plupart des terres émergées à notre époque. C'est pourquoi je propose que nous atterrissions sur l'une des plaines côtières libérées par la baisse du niveau de la mer. D'ici quelques lustres ou quelques décennies, l'océan submergera l'endroit, anéantissant les marques éventuelles de notre séjour.

Cette prise de position avait entraîné une conversation à bâtons rompus entre les trois associés, qui s'était achevée par le choix d'un site, sur la côte Ouest de la péninsule Indienne, dans ce qui deviendrait le plateau continental longeant le Malabar une fois que les eaux auraient achevé leur remontée. D'après Blade, l'endroit n'avait jamais été exploré en détail, sinon par quelques autochtones peu soucieux d'archéologie, comme le voulait la tradition anhistorique de l'Inde.

Glissant avec élégance sur les courants aériens, la navette survola les îles de la Sonde et le Sud du golfe du Bengale, perdant régulièrement de l'altitude. Arrivé au-dessus du sous-continent, le petit vaisseau s'inclina un peu plus pour descendre en-dessous des nuages. Quelques instants plus tard, il se posait horizontalement sur ses patins d'atterrissage ; le sol semblait en effet trop meuble pour assurer une stabilité suffisante en position verticale.

Une rapide analyse de l'air extérieur ayant montré que sa composition ne présentait aucun danger pour l'organisme humain, les occupants de la Chronolyse ne prirent pas la peine d'enfiler une combinaison avant de sortir de l'appareil.

La végétation ressemblait beaucoup à celle que l'on trouvait au xxive siècle dans cette partie de l'Inde. La moyenne des températures devait être plus basse de deux ou trois degrés, mais cela n'était guère perceptible à cette latitude. Tous ne tardèrent pas à suer à grosses gouttes dans l'atmosphère saturée d'humidité.

— Ah ! Comme c'est bon de respirer autre chose que de l'air en conserve ! s'écria William Baker en s'étirant.

— L'odeur n'est pas fameuse, constata Zlanilla en plissant son joli petit nez. On sent que l'océan n'est pas loin.

— À trois kilomètres exactement, assura Red Owens. Mais je ne vous conseille pas de vous y rendre à pied. La mangrove qui nous en sépare semble en effet impénétrable, d'après les clichés pris lors de notre descente.

La Zphemg eut un bref rire cristallin.

— Je n'avais pas l'intention de me rapprocher de la source de cette odeur, répliqua-t-elle.

Ronny Blade avait escaladé une petite butte herbue, du haut de laquelle il contemplait le paysage, les poings sur les hanches. La ligne verte de la mangrove s'étirait en direction du nord et du sud, jusqu'à l'horizon. Ensuite venait un patchwork de savane et de forêt, parcouru par des troupeaux de bovidés aux cornes agressives. Vers le nord-est, le terrain remontait en pente douce vers ce qui serait un jour la côte du sous-continent indien.

— Pas un seul être humain en vue, dit le businessman. Cela n'a rien d'étonnant à cette époque ancienne. Pour ce qu'on en sait — c'est-à-dire pas grand-chose, en l'absence quasi totale de recherches archéologiques —, l'Inde était alors essentiellement peuplée de tribus dravidiennes. Les fameux envahisseurs indo-européens n'arriveront pas avant cinq mille ans au moins — et ils commenceront par s'installer bien plus au nord, dans les vallées du Gange et de l'Indus. (Il marqua une pause.) Si nous avons le temps de le faire, ce serait une bonne idée de partir à la recherche d'un groupe humain quelconque. L'artisanat et l'art mésolithique indiens sont encore mal connus et j'aimerais bien trouver quelques pièces pour ma collection !

— Tu ne crains plus de créer un paradoxe ? interrogea Baker, l'air surpris.

— Pas si je me réfère aux paroles de Laximul, rétorqua Ronny. La disparition de trois statuettes n'est qu'un événement mineur, qui ne devrait guère influer sur l'avenir de l'humanité. De plus, je te rappelle que toute la bande littorale sur laquelle nous nous trouvons sera bientôt engloutie par la remontée des eaux.

— Je te trouve bien imprudent, intervint Zlanilla. Le risque de paradoxe existe bel et bien. Imagine que l'une des hypothétiques statuettes en question ait été retrouvée et exposée dans un musée terrien... A ton retour au xxive siècle, non seulement elle n'y serait plus, mais elle n 'y aurait jamais été ! Voilà qui modifierait l'Histoire, non ?

Blade haussa les épaules.

— Si peu..., murmura-t-il. Et, quoi qu'il en soit, les grandes lignes seront préservées — enfin, c'est ce que je suppose.

— Tu ferais mieux de poser la question à Laximul, avant de convoiter d'éventuels trésors archéologiques, lança Baker. D'ailleurs, lesdits trésors seront sans la moindre valeur... Qui voudra croire, en effet, que des objets authentiques vieux de dix mille ans puissent sembler façonnés d'hier ?

— Vous parlez dans le vide, commenta Red Owens. Jusqu'à preuve du contraire, il n'y a personne dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres — et qui nous dit que cette bande littorale appelée à disparaître sous les flots est habitée ?

Blade jeta un rapide coup d'œil au soleil qui venait d'apparaître entre deux nuages, énorme boule de feu écarlate flottant au ras de l'horizon. Puis il se tourna vers l'est, où les premières étoiles naissaient dans un ciel indigo.

— La nuit ne va plus tarder, dit-il. Il n'y a quasiment pas de crépuscule sous ces latitudes. Nous ferions mieux de remettre cette discussion à plus tard pour aller dîner et dormir. Personnellement... (Il bâilla voluptueusement.) Personnellement, j'irais bien me coucher tout de suite si je n'avais pas si faim !

Le lendemain matin, après un copieux brunch agrémenté de quelques fruits locaux cueillis par William Baker, celui-ci, Blade et Red Owens entreprirent d'assembler la petite plateforme dégravitée dont les éléments s'entassaient dans l'une des soutes de la Chronolyse. En dépit de son faible tonnage, la navette, fruit d'une conception révolutionnaire, comportait de nombreux espaces de rangement judicieusement aménagés — comme cette « cale » toute en longueur, installée dans la double coque, où l'on avait rangé les différentes pièces détachées de la plateforme.

— Nous allons effectuer un rapide survol des environs, annonça Blade quand il eut vissé le dernier boulon. Mieux vaut nous renseigner sur ce qui nous entoure. S'il y a des êtres humains dans le coin, autant le savoir dès maintenant ; cela nous évitera des surprises qui pourraient s'avérer désagréables pour eux comme pour nous.

William Baker reposa la clef anglaise électrique qu'ii tenait à la main. Une bonne nuit de sommeil lui avait permis de récupérer définitivement et son état de la veille n'était plus qu'un mauvais souvenir.

— Pour ma part, dit-il, je serais assez curieux de découvrir comment vivent les gens de cette époque reculée.

— Les surprises risquent d'être assez limitées dans ce domaine, assura Blade. L'essentiel de l'humanité doit être encore constitué de chasseurs-collecteurs nomades, se déplaçant par petits groupes très mobiles. Avec de la chance, nous découvrirons peut-être l'un des premiers villages, mais j'en doute. L'agriculture, qui n'en est qu'à ses premiers balbutiements, ne s'est pas développée initialement dans le Sud de l'Inde, mais dans le Croissant Fertile et en Chine... pour ce que nous en savons, bien entendu ! En fait, nos chances de rencontrer des êtres humains sont des plus limitées dans cette partie du monde ; c'est d'ailleurs pourquoi nous l'avons choisie.

William Baker hocha la tête, perdu dans ses pensées. Il n'était en rien un expert en ce qui concernait l'histoire humaine, mais il avait cependant conscience que la majeure partie du « savoir », en ce domaine, n'était constituée que de théories et de suppositions. Malgré les progrès scientifiques effectués au cours des derniers siècles, le mode de vie de bon nombre des ancêtres de l'humanité demeurait une énigme, comme le laissait deviner la dernière remarque de Blade.

Zlanilla descendit quatre à quatre l'échelle de coupée. Elle portait une courte robe serrée à la taille par une ceinture et de lourdes chaussures de marche à crampons de caoutchouc.

— Je suis venue vous dire que Laximul et Léopold pensent en avoir pour quatre jours au minimum, dit-elle joyeusement. Cela nous laisse largement le temps de faire un peu de tourisme...

— Du tourisme temporel ? marmonna Baker. Voilà une idée qui peut marcher. Beaucoup de gens seront prêts à se ruiner pour visiter une époque révolue de leur choix. Qu'en penses-tu, Ron ?

Blade souleva un sourcil franchement sceptique.

— Je pense surtout au risque de paradoxes, répondit-il d'une voix grave. Je ne crois pas qu'il soit bon de se promener à travers le temps comme nous le faisons. Imagine que l'un de ces touristes tue, par exemple, l'enfant appelé à devenir César ! Les conséquences d'un tel acte me donnent le vertige. À l'échelle universelle, cela ne changerait peut-être pas grand-chose — mais à celle du touriste en question ! Il risquerait de retrouver son époque complètement bouleversée...

— Pourquoi ne pas demander à Laximul ce qu'il en pense ? s'enquit Zlanilla en s'asseyant, jambes croisées, au bord de la plateforme.

— Nous avons plusieurs fois évoqué devant lui la question de paradoxes éventuels, répondit Ronny. Il n'a pas jugé bon d'intervenir dans la conversation. (Il fronça les sourcils.) Au fait, notre brave ami gnekshare ne nous a pas communiqué le résultat de ses « équations philosophiques »...

— Il a même soigneusement évité le sujet depuis notre départ de Cybunkerp, renchérit Baker. Tu crois qu'il nous cache quelque chose ?

Ce fut Zlanilla qui répondit :

— À mon avis, il a tout simplement oublié de vous en parler. Il ne le montre guère, mais il est très préoccupé par cette erreur de plusieurs milliers d'années dans notre déplacement à travers le temps.

— C'est pourtant la preuve irréfutable que son chronodéphaseur fonctionne ! s'écria William Baker. Laximul devrait être aux anges.

— Ce serait probablement le cas en temps normal, assura la Zphemg, car les Gnekshares accordent beaucoup d'importance à tout ce qui peut faire progresser la connaissance, et très peu à leur existence propre. Ils chercheront bien entendu à préserver celle-ci s'ils pensent en avoir la possibilité, mais beaucoup d'entre eux n'éprouvent qu'une grande indifférence face à ce qui pourrait leur arriver. Si Laximul avait tenté cette expérience seul, il serait sans doute surexcité par ce bond temporel d'une ampleur inattendue. Dans l'état actuel des choses, il se sent responsable de nous ; il éprouve un profond sentiment de culpabilité pour avoir entraîné des « innocents » dans cette galère.

— Il ne devrait pas, dit Blade. Nous y sommes montés de nous-mêmes, après l'avoir librement choisi. Laximul n'a aucune part de responsabilité là-dedans. Bien sûr, le chronodéphaseur, qu'il considère un peu comme son enfant, n'a pas fonctionné comme il s'y attendait — mais il a fonctionné ! Ce bond de dix mille ans est la confirmation aveuglante de l'exactitude de ses théories !

— Sauf sur un point, rectifia Baker. La précision.

Blade le dévisagea avec amusement.

— Je te le concède, rétorqua-t-il. Cependant, tout laisse penser que c'est une simple question de réglage... Nous étions trop éloignés de la Voie lactée lorsque nous avons effectué notre dernier transfert temporel, voilà tout !

— Tu en as de bonnes ! s'écria Will. « Une question de réglage ! » singea-t-il avec une grimace comique. Enfin, Ronny, peut-on parler de réglage quand le seul moyen de sélectionner la longueur du saut temporel consiste à se déplacer au hasard dans l'espace, en espérant que l'influence de la gravité nous mènera à bon port ?

Laximul trouvera bien un autre système, fit Zlanilla. Nous n'en sommes qu'au stade expérimental, rappelez-vous. Il est presque normal que le chronodéphaseur ne fonctionne pas tout à fait de la manière prévue. Vous ne devriez pas vous inquiéter, Will...

— C'est son sport favori, ironisa Blade. Jouer les Cassandre — il y excelle !

Son associé lui lança un regard noir, puis ses traits se détendirent.

— Pour le moment, déclara-t-il, nous nous trouvons quelque chose comme sept ou huit mille ans avant notre ère, sur une Terre encore peuplée de tribus primitives... La machine temporelle qui nous a amenés ici semble impossible à contrôler de façon précise et son concepteur lui-même est très inquiet à son sujet. Je ne vois là-dedans aucune raison de me réjouir, ni d'éprouver le moindre soulagement.

— J'en vois une, moi, intervint Red Owens, qui avait suivi les dernières répliques du haut de l'échelle de coupée où il était sorti fumer un cigarillo dénicotinisé.

— Ah oui ? s'écria Baker. Et pourrais-tu me dire laquelle ?

Un sourire de bébé hilare illumina le visage rouge du capitaine aux cheveux de flamme.

— Eh bien... nous sommes en vacances ! répondit ce dernier, déclenchant un éclat de rire général auquel William finit par se joindre de bon cœur, ses inquiétudes temporairement oubliées.

La plateforme dégravitée survolait à basse altitude la bande littorale. Sur la gauche, vers l'ouest, la mangrove longeait l'océan, inextricable fouillis végétal dominé par les palétuviers. Sous l'appareil défilait une succession de forêts et de prairies peuplées d'herbivores. À droite, enfin, vers l'intérieur des terres, le sol remontait en une pente douce recouverte d'arbres et de graminées.

— Je trouve la végétation plutôt pauvre, pour une région située si près de l'équateur, remarqua Baker.

— Cela n'a rien d'étonnant, répliqua Blade. Malgré la remontée amorcée par le niveau de la mer, la glaciation est loin d'être finie. Il faudra encore quelques milliers d'années avant que les glaces des pôles ne cessent de fondre. En attendant, la température moyenne est, sur toute la planète, inférieure de plusieurs degrés à ce que nous considérons comme la normale. De plus, cette côte appelée à disparaître ne jouissant pas périodiquement des pluies de mousson, il est naturel que son climat soit plus sec.

Zlanilla se pencha par-dessus la rambarde et contempla, silencieuse, le paysage qui défilait sous elle.

— C'est une bien belle planète, dit-elle, rêveuse. L'une des plus belles que je connaisse. Quel dommage qu'elle se trouve à des millénaires dans le passé !

— La Terre de notre époque est belle, elle aussi, fit Baker. Un peu moins sauvage, c'est vrai... Mais nos ancêtres ont su malgré tout éviter la catastrophe écologique pour nous léguer un monde habitable, voire souvent agréable. Des paysages comme celui-ci existeront toujours dans dix mille ans ; ils seront simplement moins nombreux.

Blade, qui pilotait la plateforme, en infléchit la trajectoire en direction de l'ouest. Le petit appareil dégravité ne tarda pas à survoler l'endroit où la terre et l'eau se mêlaient, cette partie excessivement humide de la mangrove où les racines des palétuviers s'emmêlaient en un lacis compliqué.

Soudain, l'embouchure d'un fleuve vint entailler le littoral, fracture large de près d'un kilomètre parsemée d'îlots de sable éphémères. L'eau boueuse troublait l'océan jusqu'à plusieurs kilomètres au large. De grands oiseaux blancs voisins des cormorans survolaient paresseusement le delta, plongeant parfois avec la rapidité de l'éclair pour s'emparer d'un poisson que leur vue perçante avait repéré.

La plateforme dépassa l'estuaire et parcourut encore une vingtaine de kilomètres sans que ses passagers n'observent de changement notable dans le paysage. Seul un groupe de dauphins s'ébattant joyeusement à proximité du rivage vint tromper la monotonie de ce survol silencieux d'une Terre préhistorique — jusqu'au moment où...

— Là ! Regardez ! s'écria soudain Baker.

Blade et Zlanilla suivirent la direction indiquée par son index. À une centaine de mètres du rivage, un kilomètre environ au nord de l'embouchure, quelque chose émergeait des flots paisibles de l'océan.

— Ça ressemble à la pointe d'une cathédrale, commenta Ronny. Allons voir ça de plus près.

La plateforme descendit en douceur vers l'étrange formation rocheuse — qui ressemblait de plus en plus à une construction humaine au fur et à mesure que les deux Terriens et la Zphemg s'en rapprochaient. C'était une tour conique, dont la partie dépassant de l'océan mesurait environ vingt mètres de hauteur. De curieuses sculptures érodées par les embruns en couvraient toute la surface. Aucune ouverture n'était visible.

— Je me demande ce qu'il y a là-dessous, marmonna Blade en désignant l'étendue marine. Cette construction, pour aussi anachronique qu'elle puisse nous paraître, n'est certainement pas isolée. Je parierais qu'il y en a d'autres, de plus petite taille, qui gisent englouties sous nos pieds.

— Je peux aller voir, proposa Zlanilla. Une petite baignade ne me fera pas de mal, par cette chaleur étouffante.

— Tu ne crains pas que ce soit trop profond ? interrogea Baker.

— Les Zphemg sont capables de prouesses en apnée, rétorqua Ronny. Zlanilla pourrait descendre à trois cents mètres si elle le voulait.

— Et la pression ne constitue pas un problème, renchérit la Zphemg. La constitution de notre organisme nous épargne même le risque d'embolie qui menace les plongeurs remontant trop rapidement. Je pourrais quartdetourner sans malaise d'un endroit où règne une pression de cent atmosphères à un autre où elle serait nettement inférieure.

Tout en parlant, elle avait ôté ses chaussures de marche et sa minirobe, sous laquelle elle ne portait pas le moindre sous-vêtement. Nullement gênée par sa nudité, elle escalada le garde-fou et considéra l'eau bleu-vert qui clapotait doucement trois mètres sous elle.

— A tout de suite, dit-elle avant de disparaître dans un grand jaillissement d'éclaboussures.

Blade et Baker commençaient à éprouver une inquiétude certaine quand Zlanilla refit surface, sept à huit minutes plus tard. Elle agita les bras en souriant et, négligeant la corde que lui avait lancée Ronny, quartdetourna à bord de la plateforme, toute dégoulinante d'eau salée.

— Il y a une petite ville là-dessous, dit-elle en secouant ses cheveux trempés. Un gros village, plutôt. Deux à trois cents maisons de pierre et quelques bâtiments plus importants — dont celui, qui doit être un genre de temple, grâce auquel nous avons repéré cet emplacement.

— C'est impossible, gémit Blade, le visage blême. L'homme ne commencera pas à ériger de telles constructions avant la fin du mésolithique ! Les villes les plus anciennes du sous-continent, celles de la mystérieuse civilisation de la vallée de l'Indus, ne sortiront pas de terre avant cinq mille ans au moins. Ce... « gros village », avec ses bâtisses en pierre, ne devrait pas exister !

Sans répondre, Zlanilla ouvrit sa main droite, qu'elle avait tenue fermée depuis son retour, et montra aux deux hommes un pendentif ouvragé, orné de pierres précieuses multicolores. Mais Ronny Blade ne se laissa pas distraire par celles-ci, même s'il nota au passage que leur polissage et leur sertissage semblaient bien au-delà des possibilités techniques connues de l'humanité vivant en cette époque reculée.

— Du ferl s'écria-t-il. Certains hommes savaient donc fondre le fer huit mille ans avant notre ère ? C'est en contradiction avec toutes les données historiques !

— Cela te surprend ? fit Baker. Nous sommes pourtant bien placés pour savoir que non seulement l'Histoire officielle ne reflète pas toujours la vérité, mais qu'en outre elle comporte énormément de pages blanches. Nous sommes loin de tout connaître sur nos ancêtres et leur mode de vie. Il subsiste beaucoup d'énigmes et de mystères...

Blade se tourna vers lui, un sourire énigmatique sur le visage.

— Eh bien, dit-il avec bonne humeur, cela n'en fera qu'un de plus à élucider. Et comme nous sommes sur place, je suggère que nous nous en chargions. Après tout, qu'avons-nous d'autre à faire en attendant que Laximul et Léopold trouvent un moyen de nous ramener à notre époque ?

— Ça te titille l'intellect, n'est-ce pas ? demanda Zlanilla en lui caressant tendrement la joue.

— J'aime résoudre des énigmes, murmura le businessman. Je devrais d'ailleurs dire nous aimons résoudre des énigmes, puisque Will...

— Parle pour toi ! coupa le susnommé. Je préférerais, et de loin ! être tranquillement installé dans un hamac, sur quelque planète au climat agréable, avec un broc de R'Toox-framboise et sans le moindre mystère à élucider ! Je n 'aime pas le danger.

— Mais tu y fais face lorsque c'est nécessaire, constata son ami et associé.

— Lorsque j'y suis obligé, rectifia Baker. Uniquement quand je n'ai pas le choix.

— Ne te fais pas passer pour le lâche que tu n'es pas, lança Blade, ironique.

William Baker prit le médaillon dans la paume de Zlanilla et le considéra avec attention.

— C'est un problème intéressant, marmonna-t-il. Du fer à une époque où l'homme n'était pas censé savoir le fondre... Mais j'ai le pressentiment qu'en chercher l'origine va encore nous attirer des ennuis — pour ne pas changer...

Il restait deux heures avant la nuit quand la plateforme dégravitée, après avoir un long moment survolé le rivage encombré de palétuviers, commença à rebrousser chemin pour retourner à la Chronolyse. Le petit véhicule anti-g n'étant pas très rapide, Blade, qui pilotait, décida d'obliquer vers l'est et de couper à travers les terres pour gagner du temps. Il n'y avait de toute façon rien de bien intéressant le long du littoral, hormis l'étrange village englouti qui n'aurait pas dû être là.

La plateforme était à mi-chemin de la navette quand son générateur commença à montrer des signes de faiblesse. Ronny était sans cesse obligé d'augmenter la puissance pour conserver la stabilité de l'engin — et malgré ces mesures, celui-ci ne cessait de perdre de l'altitude, se rapprochant dangereusement du sommet des arbres.

— Je ne comprends pas ce qui se passe, dit Blade. On dirait que « quelque chose » absorbe l'énergie antigravifique émise par le générateur. Nous allons devoir nous poser si cela ne cesse pas.

Baker contempla, morne, la forêt dense qui s'étendait sous eux comme une mer vert sombre.

— Nous poser où ? demanda-t-il. Il n'y a pas la moindre surface en vue où atterrir sans casser du bois !

Le ventre de la plateforme effleura les branches supérieures d'un arbre géant. Blade accrut la puissance et l'appareil regagna quelques mètres avant de recommencer à descendre doucement. Le businessman jura à voix basse en constatant que tous les vumètres étaient dans le rouge.

— Accrochez-vous, conseilla-t-il avec flegme.

Baker et Zlanilla s'assirent, le dos au garde-fou, et passèrent autour de leur poitrine l'une des sangles de sécurité prévues à cet effet. Ronny en aurait bien fait autant, mais il ne pouvait piloter dans cette position et la plateforme avait sérieusement besoin d'être dirigée, ne fût-ce que pour amortir le choc.

À nouveau, l'appareil effleura le sommet d'un grand arbre. Une branche plus longue et plus dure que les autres racla son ventre de métal avec un bruit éprouvant pour les nerfs. Blade coupa brutalement le champ anti-g, pour le rétablir immédiatement, après une interruption qui n'avait pas dû durer plus d'un dixième de seconde. La plateforme, qui s'était mise à tomber en chute libre, parut rebondir sur les cimes verdoyantes, accrochant au passage plusieurs d'entre elles qui se brisèrent sous le choc.

— On dirait que c'est passé... cette fois-ci, marmonna Ronny, soucieux.

Profitant de l'impulsion acquise, l'engin discoïde parcourut encore trois ou quatre kilomètres au ras des arbres, sans perdre ni gagner d'altitude. Puis, soudain, le générateur cessa de ronronner, les vumètres s'éteignirent et la plateforme s'abîma dans la forêt au milieu des craquements des branches brisées et du froissement des feuilles torturées.

Par réflexe, Blade plongea au sol, saisissant des deux mains l'une des barres du garde-fou. Ils avaient une chance de s'en tirer, songea-t-il, s'il ne prenait pas à l'appareil la fantaisie de se retourner.

Ce fut sa dernière pensée avant le choc final. La plateforme s'immobilisa brutalement, le projetant en avant. Sa tête heurta une protubérance métallique et il perdit connaissance dans un éclair de souffrance pourpre.

CHAPITRE VI

Zlanilla avait agi instinctivement. Lorsqu'elle avait vu l'énorme tronc arriver droit sur la plateforme, à une vitesse de près de cent kilomètres à l'heure, elle avait eu la réaction qui, depuis des milliers d'années, était celle de ses semblables en de telles circonstances : elle avait quartdetourné.

Elle se retrouva à quelques mètres de l'engin accidenté, assise à la fourche d'un grand arbre, pour ainsi dire nez à nez avec un petit singe au visage barbu qui s'enfuit en piaillant quand il vit cette créature inconnue surgir du néant.

La Zphemg estima rapidement la situation. De là où elle se trouvait, elle ne voyait ni Blade, ni Baker ; elle ne distinguait à travers les branchages que la forme brillante de la plateforme, encastrée de biais dans un arbre massif. Elle jeta un coup d'œil vers le bas. Malgré son agilité, elle ne se voyait pas descendre de son perchoir en utilisant les nombreuses lianes qui pendaient autour d'elle. Elle décida donc de quartdetourner jusqu'à l'épave.

Rien ne se produisit.

Zlaniila fronça les sourcils, inquiète et ennuyée. Ce n'était pas la première fois que le Quart de Tour se révélait impraticable. Une telle chose lui était déjà arrivée sur Glombish, dans le repaire de la Main Rouge[15], mais il s'agissait alors d'une subtile manipulation de la texture même du continuum, d'un empêchement provoqué par une machine conçue à cet effet ! Or, d'après Blade, il ne pouvait exister de machines d'aucune sorte sur cette Terre du passé...

Se concentrant, la Zphemg aux boucles blondes « palpa » la direction invisible dans laquelle s'effectuait en temps normal le Quart de Tour. Il lui fallut une bonne dizaine de secondes pour déterminer que celle-ci était, localement, repliée sur elle-même, en une sorte de bouteille de Klein pourvue d'une dimension supplémentaire. Ce qui signifiait que Zlanilla pouvait toujours quartdetourner, contrairement aux apparences, mais que chaque Quart de Tour effectué la ramenait à son point de départ !

Avisant une liane qui paraissait plus solide que les autres, Zlanilla s'en empara et se laissa glisser doucement le long du filin végétal. Elle arriva à terre sans dommage et se dirigea vers la plateforme accidentée. Baker gisait adossé au garde-fou, inconscient. La Zphemg s'assura rapidement qu'il n'était pas blessé avant dé partir à la recherche de Ronny Blade.

Elle le découvrit à une quinzaine de mètres de l'appareil échoué, étendu dans un buisson aux longues palmes vertes. Il respirait paisiblement, en dépit du sang qui couvrait son visage inerte. Zlanilla s'agenouilla à ses côtés et lui tapota délicatement les joues.

Le businessman ne tarda pas à revenir à lui. Elle l'aida à se lever et ils clopinèrent rejoindre Baker qui avait lui aussi repris connaissance.

— L'émetteur d'urgence est hors d'usage, déclara Blade en désignant un cube de métal froissé. Il va falloir que tu quartdetournes jusqu'au vaisseau, honey...

Zlanilla secoua tristement la tête.

— Impossible, Ronny, dit-elle lentement. Nous sommes dans un genre de repli spatial — une vacuole... J'ai réussi à effectuer le Quart de Tour au moment de l'impact — mais depuis... C'est exactement comme à Tuxlan !

— Cela m'étonnerait que la Main Rouge ait apporté une de ses fichues machines dix mille ans dans le passé de la Terre..., commença Baker. Quoique... Ronny, que se passerait-il si le secret du voyage temporel tombait entre les mains de cette mafia ? N'essaieraient-ils pas de combattre leurs ennemis dans le passé, avant que ceux-ci ne s'opposent à eux ?

Blade leva un sourcil inquiet, ce qui rouvrit la blessure de son arcade sourcilière. Zlanilla lui tendit un mouchoir en papier pour éponger le sang qui recommençait à couler le long de la joue du businessman.

— Tu veux dire que nous pourrions être confrontés à une véritable guerre temporelle ? s'écria celui-ci. Ce n'est pas totalement absurde, mais nous n'avons aucune preuve pour le moment d'une quelconque interférence... disons « inattendue ». Je suppose que de tels phénomènes doivent exister sous une forme naturelle ?

— On en recense quelques dizaines dans tout l'univers connu des Quatorze Races, répondit la Zphemg. Nos scientifiques supposent d'ailleurs que la machine bloquant le Quart de Tour inventée par les séides de la Main Rouge a été inspirée d'anomalies identiques. Je ne m'attendais pas à en trouver une sur votre planète, c'est tout...

Ronny Blade jeta un coup d'œil circulaire à la forêt que les ténèbres commençaient à envahir.

— Il est trop tard pour nous mettre en route ce soir, dit-il. Nous allons camper ici et, demain, nous partirons. Si Zlaniila a pu quartdetourner juste avant l'impact, cela signifie que cette « vacuole » possède des dimensions limitées. Peut-être lui suffira-t-il de faire une centaine de mètres dans un sens ou dans l'autre pour retrouver sa faculté d'effectuer le Quart de Tour !

— Ou peut-être pas, compléta Baker, que l'idée de passer une nuit dans la jungle côtière était loin de réjouir.

Ils partirent à l'aube, s'orientant par rapport au soleil qui demeurait presque toujours visible entre les branches surchargées de feuilles. Le premier kilomètre leur prit deux heures, en raison de la densité de la végétation et des innombrables fondrières qui parsemaient le sol de la forêt. Hormis quelques îlots moins humides, comme celui où s'était écrasée la plateforme, la région avait tout d'un vaste marécage.

Midi approchait et ils n'avaient parcouru en tout et pour tout que trois kilomètres quand Blade, qui marchait en tête, s'immobilisa soudain, tous les sens aux aguets.

— J'ai cru entendre de la musique, murmura-t-il.

Ils restèrent tous trois silencieux, épiant les moindres bruits. Mais il n'y avait que les clapotis de l'eau fétide, les cris des singes, le chant sarcastique de quelque oiseau et le bruissement des branchages agités par une légère brise. Rien qui ressemblât, de près ou de loin, à de la musique. Écartant les mains en un geste d'excuse, Blade reprit sa pénible progression dans trente centimètres d'une boue liquide.

Quelques instants plus tard, ce fut Baker qui s'arrêta subitement.

— Tu as raison, dit-il, quelqu'un joue de la flûte.

Une mélodie aigrelette s'élevait en effet dans le lointain, parfois couverte par les bruits du marais. Sans hésiter, Blade obliqua en direction de l'origine de la musique. À peine les trois compagnons eurent-ils parcouru une centaine de mètres que les arbres parurent s'écarter devant eux pour dévoiler un village cerné d'une enceinte de pieux de bois, d'où provenait indubitablement la mélodie aigre de la flûte.

— Extraordinaire, commenta Ronny. Vous avez noté comment le paysage a subitement « glissé » à notre approche ?

Zlanilla hocha la tête.

— Ce village est protégé, affirma-t-elle. Je sens des vibrations invisibles. (Son regard se fit soucieux.) Là se trouve l'origine des perturbations du Quart de Tour, j'en jurerais.

Ils restèrent un moment à observer la trentaine de huttes aux murs de torchis. Disposées en deux cercles concentriques autour d'une petite place centrale, elles devaient mesurer chacune cinq ou six mètres de diamètre, avec un toit pointu fait de branchages et de grandes feuilles séchées. Une porte dépourvue de battant constituait leur seule ouverture visible. Il était impossible de déterminer d'où provenait le son de la flûte qui avait guidé jusque-là les deux Terriens et la Zphemg. Un mince panache de fumée bleutée montait du centre du village.

— Personne en vue, marmonna Baker. Que faisons-nous ?

— Notre but n'est pas de prendre contact avec les populations de cet âge reculé, déclara Blade. D'un autre côté, nous avons marché dans les marais toute la matinée, nous sommes sales et fatigués... Si ces gens sont accueillants, nous pourrons nous reposer et avaler quelque chose.

— Et s'ils ne le sont pas ? s'enquit Zlanilla.

Ronny désigna sans répondre le paralysateur qui pendait à sa ceinture.

— Tu es sûr qu'il n'y a aucun risque de paradoxe ? interrogea Baker.

— C'est un problème, effectivement, répondit son associé, le visage gris. D'un autre côté, considère l'endroit et l'époque où nous nous trouvons. Dans quelques centaines d'années, ce village — ou plutôt, ce qu'il en restera — et tout ce qui l'entoure sera noyé sous plusieurs dizaines de mètres d'eau, en raison de l'élévation du niveau des mers. Toute modification que nous pourrions provoquer sera probablement effacée par la dure réalité des bouleversements climatiques qui restent encore à venir.

— Le village sera bientôt submergé par l'océan, soit, dit Zlanilla. Mais que fais-tu de ses habitants ?

Ils ne vont pas demeurer sur place tandis que l'eau leur montera autour des chevilles. Ils émigreront à nouveau — et leur tradition orale, elle, conservera des traces de notre passage.

Blade lui prit tendrement la main.

— À nouveau, as-tu dit ? Tu penses donc que les occupants de ce village sont les descendants des constructeurs de la petite ville que nous avons repérée ?

— Bien sûr. Vous n'avez pas vu les maisons englouties, lança Zlaniila à ses deux compagnons. Le style général était le même ; seul le matériau a changé.

— Mais la ville en question pouvait abriter dix ou vingt fois plus de personnes que ce village ! s'écria Baker.

— Il y a peut-être d'autres lieux comme celui-ci dans les environs..., suggéra Blade. Pour en revenir au problème soulevé par Zlaniila, je crois qu'il n'a rien d'inquiétant. L'Histoire n'ayant apparemment pas conservé la moindre trace de ce peuple, il y a gros à parier qu'une intervention de notre part n'aurait aucune incidence sur l'évolution de l'humanité.

— À moins que ladite intervention ne modifie le devenir de ces gens, objecta la Zphemg. S'ils marquaient l'Histoire, au lieu de finir dans l'oubli...

— À nous de prendre nos précautions pour que cela ne se produise pas, laissa tomber Ronny. Surveillons nos actes et nos paroles. Si un quelconque souvenir de notre séjour ici doit se perpétuer, mieux vaut qu'on nous prenne pour des dieux, des démons ou des visiteurs extraterrestres que pour des voyageurs temporels !

— Cela n'empêchera pas le passé d'avoir été changé par notre présence, remarqua Baker.

— Peut-être, fit Zlanilla. Mais au moins, cela ne se verra pas — et c'est ce qui importe !

Cette façon de voir les choses arracha un grognement de surprise à William.

— Décidément, grommela-t-il, je ne comprends vraiment pas grand-chose à ces histoires de paradoxes temporels. À vous entendre, Ronny et toi, le risque d'influer sur l'avenir de cette planète — à savoir : notre présent — semble très limité. Or, j'ai toujours entendu dire que, dans ce domaine, des modifications infimes pouvaient provoquer de grands bouleversements... De nombreux scientifiques et philosophes ont étudié la question ; presque tous sont tombés d'accord pour appliquer la mécanique du Chaos au voyage temporel. Un papillon meurt au secondaire et tout le devenir du monde en est modifié !

Blade lui décocha une bourrade amicale.

— Tu oublies un détail, dit-il, tous ces grands penseurs travaillaient dans l'abstraction la plus totale, en l'absence d'une machine à voyager dans le temps qui leur aurait permis de vérifier leurs théories. Celles-ci ne sont que des développements intellectuels, certes logiques, mais qu'aucune expérience n'est venue confirmer. Pour ma part, j'aurais plutôt tendance à faire confiance à Laximul, qui ne semble guère se soucier du danger représenté par d'éventuels paradoxes... (Il se frotta l'estomac.) Je commence à mourir de faim. Inutile de rester les pieds dans l'eau à discuter dans le vide. Vous ne sentez pas cette odeur de nourriture ?

Les narines de ses compagnons palpitèrent. Un délicieux parfum de viande rôtie était en effet venu se mêler aux remugles de décomposition omniprésents dans le marais.

L'heure n'était plus aux tergiversations.

 

 

Les premiers indigènes apparurent au moment où les trois naufragés pénétrèrent dans le village. Petits, assez trapus, la peau très sombre et le regard charbonneux, ils avaient des cheveux d'un noir brillant que les hommes portaient aussi longs que les femmes ; celles-ci les tressaient cependant en une natte mêlée de fils de tissu écarlate. Mis à part les nombreux enfants qui couraient en tout sens, tous étaient vêtus de simples pagnes de couleur brune, sommairement noués autour de leurs reins. Aucun ne portait quoi que ce soit qui ressemblât à une arme.

— Le premier contact va être difficile, marmonna Baker entre ses dents. Que n'avons-nous emporté quelques-unes des pastilles traductrices des Selfiss ?

Avançant entre deux rangées de primitifs silencieux, ils atteignirent la place centrale du village. Approximativement circulaire, celle-ci mesurait une quinzaine de mètres de diamètre. Au milieu, les carcasses d'une dizaine de mammifères de la taille de moutons étaient enfilées sur une longue broche de bois, au-dessus d'un grand feu. Deux vieillards intégralement nus surveillaient la cuisson de leurs yeux voilés par la cataracte.

Une bonne centaine de personnes entouraient les deux Terriens et la Zphemg quand la foule des indigènes s'écarta pour livrer passage à un personnage imposant. Physiquement, rien ne le différenciait des autres habitants du village : petit et râblé, l'homme paraissait avoir une quarantaine d'années — ce qui, en cette époque reculée, était déjà un âge relativement avancé. Ses vêtements, par contre, n'avaient rien à voir avec ceux de ses semblables. Il portait en effet une ample robe d'un tissu rougeâtre brodé de nombreux dessins dorés et un haut couvre-chef pointu évoquant le chapeau d'un enchanteur médiéval. Des dizaines de lourds bracelets s'entrechoquaient à ses poignets et ses chevilles, d'énormes boucles d'oreilles ouvragées pendaient à ses lobes déformés par le poids, une quintuple rangée de colliers s'étalait sur sa poitrine.

L'homme vint se planter devant les arrivants et les interrogea en une langue douce et sinueuse. Blade exprima son incompréhension en secouant la tête. Prenant une expression intriguée, le personnage au bonnet pointu s'approcha du Terrien et posa une main sur son épaule. Puis il se lança dans un long discours ponctué de silences et d'exclamations.

Quand il se tut, la foule se mit à pousser des clameurs de joie. Zlaniila prit la main de Ronny et murmura :

— Je crois qu'il vient de nous inviter à déjeuner.

Effectivement, l'homme agita ses poignets surchargés de bracelets et alla se planter devant le feu. Il dit quelques mots aux deux vieillards qui s'occupaient de celui-ci et s'assit sur une grosse pierre plate, considérant les Terriens et la Zphemg avec une attention soutenue.

— Rejoignons-le, proposa Blade, incertain quant à la conduite à adopter.

Ils allèrent s'asseoir auprès de l'homme en robe rouge. À peine s'étaient-ils installés en tailleur sur le sol que la foule les imita avec des gloussements et des couinements. Pendant ce temps, les vieillards découpaient dans les animaux embrochés de grandes tranches de viande saignante qu'ils passaient à une femme bien en chair pour qu'elle les distribue, accompagnées d'une bouillie dans la composition de laquelle semblaient entrer des légumes inconnus et une céréale analogue au riz. La répartition semblait se faire au hasard, mais très vite, tous furent servis, sur de grandes feuilles circulaires abondamment nervurées, et le repas put commencer, arrosé par de grands pichets d'un liquide odorant qui rappelait un peu la bière.

La chair était un peu dure, mais bonne, et les épices dans lesquelles on l'avait fait mariner avant de la cuire renforçaient son goût sauvage. La boisson locale, par contre, avait une saveur rebutante pour un palais terrien du xxive siècle ; seule Zlanilla y fit honneur, et encore n'en but-elle que quelques gorgées.

À aucun moment, durant le repas, les indigènes n'essayèrent de communiquer avec les nouveaux venus. Ils se concentraient sur ce qu'ils étaient en train de manger, les yeux mi-clos, n'échangeant que de rares onomatopées pour exprimer leur contentement.

Ensuite vinrent des fruits étranges, oblongs, dans lesquels Blade crut reconnaître des mangues chétives d'après la forme du noyau. L'intérieur orange vif avait un léger goût d'ammoniac, qui fit grimacer Zlanilla. Il y avait aussi de longues bananes jaune pâle et quelque chose qui ressemblait à des avocats mais très sucrés. Tout cela était à la fois totalement familier et parfaitement étranger pour les palais des deux associés. Ils connaissaient les saveurs, mais ne les avaient jamais rencontrées ainsi mélangées.

L'indigène en robe rouge se leva soudain et agita les bras au-dessus de sa tête. Aussitôt, la foule des convives commença à se disperser dans toutes les directions, sans la moindre précipitation. Quelques instants plus tard, il ne restait sur la petite place centrale que Blade, Baker, Zlanilla, les deux vieillards et l'homme aux lourds bijoux.

Celui-ci se désigna, s'inclina et murmura :

Srumyadan.

Comprenant qu'il devait s'agir de son nom, les deux Terriens et la Zphemg se présentèrent à leur tour. Srumyadan répéta leurs patronymes en les écorchant abominablement, puis tendit la main à Zlanilla et entraîna celle-ci en direction de l'une des huttes qui bordaient la place. Intrigués, Blade et Baker leur emboîtèrent le pas.

La hutte en question, un peu plus grande que les autres, possédait des murs de pierre, détail qu'aucun des trois étrangers n'avait remarqué jusqu'ici. Elle comportait également une porte, d'ailleurs laissée ouverte, ce qui la différenciait également des autres constructions du village.

À l'intérieur, posée sur un socle de pierre grise taillé dans la masse, se dressait une statue représentant un indigène vêtu d'un pagne qui, assis dans la position du lotus, portait à ses narines une main droite aux doigts curieusement repliés. Ses paupières étaient baissées, mais un troisième œil, représenté par une énorme émeraude à peine dégrossie, s'ouvrait au milieu de son front.

— Extraordinaire, souffla Blade. On jurerait que cette statue est en train d'effectuer un pranayama.

— Un quoi ? s'écria Baker.

— Un exercice de respiration pratiqué en yoga, expliqua son associé avec un sourire. Tu as noté la position de la main ? L'index et le majeur repliés, le pouce et l'auriculaire appuyant sur les narines... Je savais cette discipline spirituelle très ancienne, mais je ne m'attendais pas à ce qu'elle se soit déjà développée à cette époque !

Pendant ce temps, l'homme en rouge s'était prosterné aux pieds de la statue. Il se redressa, effectua une ultime courbette et expliqua à l'aide de gestes expressifs qu'il convenait que les deux Terriens et la Zphemg en fassent autant. Tous trois s'exécutèrent immédiatement, sans toutefois s'incliner aussi bas que l'étrange personnage. Cela parut cependant satisfaire ce dernier, qui alluma alors plusieurs bâtonnets dont la fumée grise répandait une douce odeur sucrée. Puis, tapant dans ses mains, il provoqua la venue d'une adolescente gracile — ses seins n'étaient encore que de tendres bourgeons — qui apportait un plateau sur lequel fumait le liquide contenu dans de petits gobelets de terre cuite.

— Un genre de thé, assura Blade après avoir trempé les lèvres dans le breuvage brûlant. Pimenté, apparemment. L'ancêtre du tchaï, peut-être...

— Du thé ? À cette époque ? s'étonna William.

— Rien de surprenant à cela ; nos ancêtres connaissaient vraisemblablement l'usage de certaines plantes, médicinales ou non, bien avant d'être des hommes au sens strict du terme. Je suis un peu surpris par la statue de ce « yogi », qui me semble d'une réalisation trop parfaite pour une tribu primitive comme celle parmi laquelle nous nous trouvons, mais sinon, tout m'a l'air parfaitement normal.

Zlanilla, qui avait siroté son « thé » sans mot dire, choisit ce moment pour intervenir, avec une ingénuité feinte :

— Et que la matière dont cette statue est constituée replie sur elle-même la dimension dans laquelle s'effectue le Quart de Tour, est-ce aussi normal à cette époque ?

Le regard que Blade et Baker tournèrent lentement vers elle avait quelque chose d'halluciné.

 

 

Il fallut un certain temps aux trois naufragés pour arriver à communiquer, même de façon embryonnaire, avec l'homme en rouge. Ils crurent comprendre que celui-ci jouait à la fois le rôle de chef du village, de guérisseur et de prêtre. Tout laissait d'ailleurs penser qu'il constituait en fait la seule forme d'autorité de cette communauté humaine isolée. À plusieurs reprises, dans le courant de l'après-midi, il dut interrompre la conversation gestuelle qu'il entretenait avec ses hôtes pour s'occuper de problèmes divers. Un enfant vint le trouver en pleurant, le bras écorché ; il le soigna avec un cataplasme d'herbes et de feuilles.

Deux femmes qui se disputaient à proximité le prirent comme témoin ; il les apaisa. Un chasseur dont l'arc ne se détendait pas correctement le lui mit dans les mains ; il trouva le défaut et le corrigea.

— Ce type sait tout faire, commenta Baker. Il m'impressionne de plus en plus. Je comprends que ce soit lui le chef de ce village ; il possède de toute évidence toutes les qualités nécessaires.

— C'est évident, renchérit Zlanilla. Mais comme j'aimerais que nous puissions triompher de la barrière du langage... Je suis certaine qu'il aurait beaucoup de choses intéressantes à nous apprendre.

— Pour cela, il nous faudra attendre l'arrivée de notre cher Red Owens, qui doit sillonner les environs à notre recherche depuis ce matin, dit Blade. Et si nous voulons qu'il finisse par arriver, mieux vaudrait manifester notre présence d'une manière ou d'une autre.

— Il finira bien par apercevoir le village du haut des airs, assura Baker, pour une fois optimiste.

Zlanilla secoua la tête.

— Je ne le pense pas, dit-elle. J'ai eu le temps de réfléchir à la suite d'événements qui nous a conduits ici. Le cœur en est de toute évidence la statue assise dans la hutte principale. La panne des anti-g, l'impossibilité de quartdetourner, le fait que ce village ne nous soit apparu que lorsque nous avons pour ainsi dire eu le nez dessus — tout trouve son origine dans cette sculpture mystique. Je le sens, insista-t-elle face à la mine incrédule de William Baker.

« De plus, reprit-elle après une brève pause, avons-nous vu ce village quand nous avons survolé le coin ?

Non. Il n'y avait que les cimes des arbres, sans la moindre clairière. Cet endroit est protégé, d'une façon que je ne m'explique pas, et si Red Owens s'en approche trop, il s'écrasera lui aussi — sans pour autant avoir vu le village ! »

— J'abonde dans ton sens, approuva Blade. Reste maintenant à déterminer la nature de cette « protection ». Tu crois que la statue pourrait dissimuler un quelconque mécanisme ?

— Je ne crois rien. J'ai perçu intimement la manière dont cette... chose agit sur le Quart de Tour, c'est tout. Mes facultés ne me permettent pas d'analyser ce qui se passe dans notre continuum quadridimensionnel. Simplement, si cette statue est capable, pour une raison ou pour une autre, de replier la dimension « raccourcie » qui me sert de vecteur lorsque je quartdetourne, je ne vois pas pourquoi elle n'en ferait pas autant de l'espace-temps perceptible. Cela expliquerait tout ce qui nous est arrivé sans faire appel à des pseudo-explications relevant du domaine de l'irrationnel...

Srumyadan, qui écoutait avec attention la conversation — qui lui demeurait incompréhensible — de ses hôtes, choisit ce moment pour intervenir. Fouillant dans une grande besace qui avait passé l'après-midi posée près de lui, il en tira un objet qu'il tendit à Zlanilla. Celle-ci l'examina avec circonspection puis, sans rien dire, le passa à Blade, qui émit un juron étouffé.

— Que se passe-t-il ? demanda Baker.

Son associé lui montra l'objet. C'était une broche d'or massif, incrustée de diamants à la taille irréprochable et de saphirs d'un volume impressionnant.

— Beaucoup trop sophistiqué en comparaison de ce qui nous entoure, commenta Ronny. Je parierais que l'or dont est composé ce bijou titre vingt-quatre carats ! Et regarde le travail de polissage des pierres ! On ne réalisera pas d'objets aussi travaillés avant plusieurs milliers d'années. Et ce n'est pas tout. (Il retourna la broche, au dos de laquelle saillait une épingle recourbée.) C'est du fer, assura-t-il. Comme le pendentif que Zlaniila a découvert dans la ville engloutie.

« J'ignore ce que Srumyadan essaie de nous dire en nous montrant cet objet remarquablement réalisé, mais il vient en tout cas de nous fournir une première preuve de ce que nous avons supposé en découvrant ce village : les habitants de celui-ci ont eu des relations avec ceux de la cité noyée — à moins qu'ils n'en soient les descendants. Le mystère reste entier, mais nous possédons désormais un fil conducteur. »

— Si seulement Red pouvait arriver, se lamenta Baker. Je rêve d'une pastille traductrice.

— Et moi donc ! intervint Blade. Je suis certain que si nous pouvions avoir une véritable discussion avec Srumyadan, nous en apprendrions beaucoup plus au sujet de cette ville engloutie dont les habitants fabriquaient du fer avant même l'âge du bronze ! (Il fronça les sourcils.) Cela dit, notre problème le plus immédiat consiste à tromper la protection dont jouit ce village, afin que Red puisse venir nous récupérer sans casse. Et je ne vois vraiment pas comment faire...

Srumyadan semblait très intéressé par leur conversation, bien qu'il ne pût naturellement en saisir un traître mot. Il écoutait en souriant, la tête légèrement penchée de côté, assis dans une position évoquant celle de la statue. Soudain, il tira un autre objet de sa poche et le posa devant lui. Blade eut l'impression que la situation amusait l'homme en rouge, qui prenait un malin plaisir à leur poser des énigmes successives.

L'objet en question était un disque d'une matière ressemblant à de la faïence, dont la surface lisse portait, visiblement teintée dans la masse, une scène étrange où une dizaine d'hommes identiques aux habitants du village poursuivaient une créature de toute évidence fabuleuse, avec ses innombrables bras et jambes sinueux.

Flimirya, dit Srumyadan en désignant l'être pourchassé. Adjadaïka, ajouta-t-il en levant le bras pour montrer la direction dans laquelle se trouvait l'océan.

Puis il frissonna.

Blade étudia de plus près la créature. Il n'avait jamais rien vu qui lui ressemblât, sauf peut-être sur de très lointaines planètes à la faune bizarre. Si les proportions étaient respectées, elle devait mesurer quatre à cinq mètres de long. Son corps nu portait des marques inidentifiables — peintures rituelles ou cicatrices. Après s'y être repris à deux fois, le Terrien compta seize membres, tentacules ou pseudopodes d'une infinie souplesse. L'animal avait tout du croisement d'un lamantin et d'une pieuvre dotée d'un nombre anormalement grand de « bras », mais il était représenté courant sur la terre ferme et un visage incontestablement humain se dessinait à l'une des extrémités de son corps oblong.

— On dirait Laximul, nota Zlanilla.

Baker émit un rire étouffé.

— C'est vrai que cette chose ressemble un peu à notre Gnekshare préféré, confirmat-il ironiquement. De quoi s'agit-il, à ton avis, Ronny ?

Son associé, qui n'avait cessé de contempler l'image, parut émerger d'un rêve. Il leva sur ses compagnons des yeux vides, vitreux, puis secoua la tête et murmura :

— Il n'y a jamais eu de telles créatures sur la Terre. Celle-ci pourrait être un animal de légende, au même titre que les hippogriffes ou les licornes... (Il passa l'index sur la surface lisse du disque.) De l'excellent travail. On ne fera pas mieux à Limoges dans dix mille ans ! J'ignore si cet objet provient lui aussi de la cité engloutie, mais je commence vraiment à me poser de sérieuses questions sur le niveau technologique atteint par les habitants de celle-ci. La présence de fer travaillé à cette époque constituait déjà un bel anachronisme, mais nous en savons si peu sur l'histoire du sous-continent indien qu'elle n'est finalement pas si choquante que cela — surtout en comparaison de cet artefact.

« Zlanilla ? Quand tu as visité la ville, as-tu vu quelque chose qui ressemblait à des fours en brique réfractaire ? »

La Zphemg acquiesça.

— Il y en avait toute une rangée derrière l'une des maisons. Sur le moment, je n'y ai pas particulièrement prêté attention, mais maintenant que tu me poses la question, je les revois nettement. Ils étaient bien en brique — mais il me serait difficile d'affirmer que celle-ci était... « réfractaire ».

— Quelle importance ? s'enquit Baker.

— De tels fours sont indispensables pour atteindre les températures élevées nécessaires pour fondre le fer, répliqua Ronny.

— Et pour la faïence ? demanda Zlaniila.

— Aucune idée, avoua Blade. J'ignore tout des techniques de fabrication de cette matière... Par contre... (Il souleva le disque et le posa sur les genoux de sa compagne.) Par contre, disais-je, je m'estime non point expert, mais tout du moins spécialiste d'art primitif, terrestre comme extraterrestre. Et je peux t'affirmer que le style pictural de cet objet m'est parfaitement inconnu, qu'il ne se rattache à aucune lignée artistique répertoriée !

— Sans compter que c'est trop bien dessiné, trop précis, pour avoir été réalisé à l'époque où nous nous trouvons, ajouta Baker. Je passe sur la qualité du support et des couleurs, mais l'artiste utilise la perspective, la profondeur de champ ! Regardez la façon dont sont disposés les personnages situés au premier plan et les différents éléments du décor. En Occident, de telles techniques n'apparaîtront pas avant la fin du Moyen Âge !

— Et en Orient ? interrogea Blade.

— Je ne me souviens plus, dit son associé. Les Chinois ont créé très tôt un genre de perspective un peu étrange, je crois...

Zlaniila se leva et déposa un baiser sur le front de Ronny.

— Je vais marcher un peu dans le village, dit-elle. Peut-être que je découvrirai d'autres indices intéressants...

Blade lui rendit son baiser. La Zphemg aux boucles d'or s'éloigna d'un pas paisible, fredonnant une étrange mélodie atonale. Srumyadan lui jeta un regard intrigué, puis reporta son attention sur les deux associés, qui avaient repris leur discussion.

Au bout d'un moment, Blade se tourna vers l'homme en robe rouge et désigna le disque de faïence, puis la broche, l'air interrogateur. Srumyadan parut comprendre la question muette.

Adjadaïka, dit-il en montrant la direction de l'océan. Adjadaïka Gondwana.

Les deux Terriens se figèrent, bouche bée, se demandant s'ils avaient bien entendu. Mais avant que l'un ou l'autre n'ait eu le temps de demander une confirmation à Srumyadan, deux petites filles nues, aux cheveux englués de boue séchée, firent irruption sous l'auvent qui protégeait les trois hommes des rayons du soleil et se mirent à piailler d'une voix suraiguë. À leurs gestes et à leur expression, Blade et Baker crurent comprendre qu'il se passait quelque chose de grave.

Le visage de Srumyadan tourna soudain au gris. L'air désolé, il se leva et fit signe aux Terriens de le suivre. Marchant d'un pas rapide, ils traversèrent le village, bientôt entourés d'une foule qui ne cessait de grossir. En arrivant près d'une hutte en cours de construction, l'homme au bonnet pointu redressa celui-ci sur sa tête et dit quelques mots sur un ton solennel. La foule s'éparpilla. Une douzaine d'enfants de tous âges n'obéirent pas et restèrent dans le coin, surexcités.

Srumyadan se baissa et ramassa une pièce de tissu blanc maculée de poussière et de boue. Blade reconnut avec un pincement au cœur le foulard que portait Zlanilla quelques instants auparavant. Il exprima d'une mimique inquiète les multiples interrogations qui l'assaillaient soudain, tandis que sa main descendait se refermer sur la crosse de son paralysateur.

Flimirya, dit Srumyadan. Zlanilla flimirya nej...

Le regard des deux Terriens suivit la direction qu'indiquait l'index de leur hôte — et ils découvrirent avec stupeur des empreintes de chaussures, alors que tous les habitants du village qu'ils avaient rencontrés jusque-là marchaient pieds nus.

Zlanilla a été enlevée, souffla Ronny Blade, soudain en proie à un vertige qui le força à s'adosser à une hutte. Regarde, il y a des traces de lutte. Ses agresseurs devaient être au moins une dizaine — et ils ne venaient pas du village. Les traces de pas sortent de la jungle et y retournent...

Srumyadan s'approcha de lui et lui tapota l'épaule pour l'encourager. Les paroles qui sortaient de la bouche de l'homme en robe rouge semblaient imprégnées de tristesse et de résignation. Blade le remercia d'un pâle sourire, puis déclara avec toute l'énergie et la conviction dont il était capable de faire preuve :

— Maintenant, nous avons besoin de Red Owens et de l'équipement de la Chronolyse. Il faut trouver un moyen de prévenir nos compagnons d'urgence.

— Cela risque de ne pas être évident, en raison de la protection dont jouit le village, marmonna Baker.

— Sauf si nous quittons celui-ci et sortons de l'espèce de « vacuole » dans laquelle il se trouve.

— Tu veux retourner dans la jungle ? glapit William.

Blade hocha la tête à trois reprises, un sourire énigmatique sur les lèvres, et son associé eut la subite impression qu'il savait ce qui se passait autour d'eux.

CHAPITRE VII

Red Owens s'éveilla passablement déprimé au matin du deuxième jour suivant la disparition inexpliquée de Blade, Baker et Zlanilla. Les recherches de la veille n'avaient rien donné, en dépit de l'efficacité des détecteurs de la Chronolyse. Une douzaine d'heures durant, l'élégante navette cybunkerpienne avait survolé la côte, à une altitude de cinq cents mètres, sans découvrir la moindre trace du passage de la plateforme ou de ses passagers. Même s'il refusait de se l'avouer, le roux commandant commençait à craindre que ses amis ne se fussent abîmés en mer suite à une quelconque défaillance technique.

Il aborda la question lors du petit-déjeuner, qu'il partageait avec Léopold M'Baman. Laximul, lui, était déjà au travail sur le chronodéphaseur ; les Gnekshares n'absorbaient jamais de nourriture au réveil, seulement plusieurs litres d'une boisson tiède et sucrée qu'ils nommaient Ljanxar.

L'Africain réfléchit un instant, but une gorgée de café et déclara, se voulant rassurant :

— Si la plateforme était tombée dans l'océan, comme vous le supposez, Zlanilla aurait certainement eu le temps de quartdetoumer jusqu'à nous.

— C'est vrai, reconnut Owens, embarrassé. Mais il a pu lui arriver quelque chose... Un coup sur la tête a pu lui faire perdre connaissance. Ou bien...

Il s'interrompit, mais son regard en disait long sur ses pensées.

— L'inconscience serait effectivement l'explication la plus logique, dit Léopold. Si j'ai bien compris, rien ne peut empêcher un Zphemg de quartdetoumer, puisque ce déplacement s'effectue dans une dimension « rétrécie » inaccessible à nos sens ?

Red Owens hocha la tête, affichant une expression sinistre. Pour l'instant, sa vigueur et sa ténacité cédaient le pas au découragement. Les cauchemars qui avaient peuplé sa nuit y étaient pour beaucoup.

— Exact à un détail près, dit-il. Sur Glombish, la Main Rouge possédait un genre de machine qui interdisait le Quart de Tour...

— Quel est son principe ? interrogea l'Africain, qui semblait vivement intéressé.

— Ça, je l'ignore. Je ne sais même pas où en sont les recherches concernant cet appareil. Laximul sera peut-être mieux renseigné que moi... Tout ce que je peux vous dire, c'est que Zlanilla parlait d'un genre de « champ à sens unique » qui « barrait » la direction dans laquelle s'effectue le Quart de Tour.

— Vous ne trouvez pas cela rassurant ?

Owens tressaillit.

— Pardon ?

— Pour ma part, je préfère penser que Zlanilla se trouve dans un endroit duquel, pour une raison « x », elle ne peut s'évader en quartdetournant, plutôt que de l'imaginer morte ou grièvement blessée. (Léopold finit sa tasse de café et se leva.) Je suppose que le programme d'aujourd'hui est identique à celui d'hier ?

— Je termine mes œufs au bacon et nous décollons, confirma le roux capitaine, une expression déterminée figeant ses traits en un masque dur.

La Chronolyse n'ayant emporté qu'une seule plateforme dans son voyage temporel, la navette elle-même demeurait le seul véhicule disponible pour effectuer les recherches. Utilisant les anti-g, Red Owens amena l'appareil à trois cents mètres d'altitude et l'orienta vers le nord-ouest, direction prise par les trois disparus deux jours plus tôt. Ayant quadrillé la veille la région qui s'étendait entre l'endroit où ils avaient atterri et le grand fleuve jonché d'îles situé à quelques centaines de kilomètres au nord, le « pacha » comptait à présent fouiller à l'aide de ses détecteurs la rive septentrionale dudit cours d'eau.

Mais à peine la Chronolyse eut-elle parcouru quinze ou vingt milles que le capteur thermique signala un dégagement de chaleur anormal, un peu plus à l'est. Moins de dix secondes plus tard, les senseurs olfactifs captèrent des particules provenant de la combustion d'un bois particulièrement vert, tandis qu'un zoom vertigineux de la caméra de proue montrait une mince colonne de fumée noire montant dans le ciel nuageux.

Modifier la trajectoire de la navette fut un pur réflexe pour Red Owens. Puisqu'il semblait se passer quelque chose d'anormal, autant aller y jeter un coup d'œil.

Les détecteurs continuaient à fournir des flots de données, que triait hâtivement Léopold M'Baman. Apparemment, l'incendie s'était déclaré au centre d'une vaste cuvette marécageuse, recouverte d'une forêt inondée, pour moitié composée de palétuviers.

— L'endroit est tellement humide que je vous parie que ce sont Blade et Baker qui ont allumé ce feu pour nous signaler leur position. Il n'aurait jamais pris spontanément dans un tel milieu.

— Il peut s'agir également d'une tribu primitive, observa Owens. Je ne suis guère féru en matière d'Histoire et de Préhistoire, mais je sais qu'à l'époque où nous nous trouvons, l'homme maîtrisait déjà le feu.

— S'il s'agissait de primitifs, objecta Léopold, nous aurions dû déjà voir cette colonne de fumée hier.

— Sauf s'ils sont arrivés dans la nuit, objecta le « pacha ».

L'Africain eut un ample geste qui englobait la totalité de la cuvette boisée.

— Je suis né dans le Nord du Congo, dit-il. Vous connaissez cette région ? (Red Owens fit « non » de la tête.) Je vous rassure, poursuivit Léopold, cela n'a rien d'étonnant. Même dans les heures les plus graves de la catastrophe écologique qui a frappé la Terre avant la découverte de la propulsion subspatiale, la forêt dense s'y est maintenue, ainsi que bon nombre des espèces animales qui y vivaient. C'est certainement le seul endroit de la planète où les éléphants ont réussi à survivre par eux-mêmes, à l'abri des zones de kassi[16] et d'une jungle impénétrable. Pourtant, durant très longtemps, des tribus primitives ont vécu dans cet environnement hostile, dominé par les forêts inondées et les marécages boisés. Ne me demandez pas comment ils arrivaient à survivre en l'absence quasi totale de nourriture, parmi les miasmes et les insectes géants !

« Mais ce que je sais, par contre, c'est que lorsque ces tribus se déplaçaient, il leur était impossible de parcourir plus de dix kilomètres par jour, en raison de la difficulté du terrain. Je suppose qu'il en est de même dans cette cuvette. Or, hier, nous n'avons rien détecté en la survolant. (Léopold brandit une liasse de listings sous le nez du commandant.) Je viens de vérifier. La proportion de particules provenant de la combustion de bois vert — il n'y en a pas d'autre, en bas — était à peine supérieure à la normale. Si d'éventuels indigènes avaient fait du feu dans les deux ou trois jours précédents, nous aurions dû trouver beaucoup plus de traces.

« J'en conclus donc que Blade et Baker sont à l'origine de ce foyer. »

Red Owens acquiesça, plein d'espoir, convaincu par la démonstration de l'ingénieur. Puis, après avoir court-circuité l'ordinateur de vol, il s'empara des commandes manuelles et entreprit de guider la Chronolyse vers l'origine du panache de fumée.

— Le plus simple, dit-il avec un haussement d'épaules, c'est d'aller voir par nous-mêmes de quoi il retourne.

Ronny Blade et William Baker contemplaient leur œuvre de destruction, non sans éprouver une certaine fierté à laquelle venaient se mêler tristesse et amertume, quand un vrombissement vint couvrir les craquements du brasier. Levant les yeux, les deux associés découvrirent la Chronolyse qui descendait vers eux, soutenue par ses anti-g. Le grondement provenait de ses réacteurs latéraux amovibles, dont le régime baissait progressivement.

Un instant plus tard, la navette se trouvait quinze mètres au-dessus des deux hommes. Un sabord s'ouvrit et une échelle de corde se déroula jusqu'au sol détrempé. Blade et Baker l'escaladèrent lentement, le visage caressé par la chaleur du feu gigantesque qu'ils avaient passé la nuit à allumer. Ils n'avaient pas dormi une seule seconde depuis la disparition de Zlanilla.

Ils furent chaleureusement accueillis dans le poste de pilotage par leurs trois compagnons qui affichaient un soulagement manifeste. Blade répondit au coup de pied amical de Laximul par une grande claque sur son crâne oblong et serra avec effusion la main de Léopold M'Baman avant de serrer Red Owens contre sa poitrine en un hug viril. Baker, lui, se laissa immédiatement tomber sur un fauteuil en poussant un soupir épuisé et entreprit de défaire les bandes de tissu enroulées autour de son pied gauche.

— Que vous est-il arrivé ? interrogea l'Africain, l'air soucieux.

— J'ai été mordu par un serpent d'eau, expliqua William en grimaçant. C'est arrivé hier soir, quand nous avons quitté le village pour allumer le feu qui vous a permis de nous retrouver.

— Le village ? répéta Red Owens.

Tandis que Léopold aidait William à ôter son pansement de fortune, Blade entreprit de narrer leurs aventures. Lorsqu'il parla de la statue qui semblait distordre l'espace-temps, Laximul émit un grognement de surprise.

— Je dois voir cet objet, dit-il d'une voix de tonnerre, les yeux brillants d'excitation. Son étude pourrait certainement nous en apprendre beaucoup sur le principe de la machine anti-Quart de Tour construite par la Main Rouge.

— Quoi qu'il en soit, intervint Owens, nous savons désormais pourquoi Zlanilla n'a pas quartdetourné jusqu'à la Chronolyse pour nous avertir de l'accident... Où est-elle, au fait ? Je me le suis demandé quand vous êtes arrivé, mais je n'ai pas eu le temps de poser la question.

Blade tourna vers lui un regard où se lisait l'inquiétude, mais aussi une franche détermination.

Zlanilla a été enlevée, laissa-t-il tomber gravement.

Il raconta brièvement ce qu'il savait, puis poursuivit :

— Nous n'avions qu'un seul moyen de vous alerter : allumer un feu qui vous guiderait jusqu'à nous. Mais pour cela il nous fallait échapper à cette « vacuole » dans laquelle nous étions tombés. C'est-à-dire quitter le village et nous en éloigner suffisamment dans la forêt inondée pour sortir de son « champ de protection ». D'après mon estimation, la plateforme s'était écrasée à trois kilomètres du village, et les premiers signes de défaillance s'étaient produits deux kilomètres plus tôt. En tenant compte de notre direction d'alors, je pus déterminer que le diamètre du cercle si mystérieusement protégé était d'environ huit kilomètres. Il nous fallait donc en parcourir quatre, en ligne droite, pour en sortir. Ce qui représentait cinq à sept heures de marche, en fonction du terrain que nous rencontrerions. Or, il ne restait guère que trois heures avant la tombée de la nuit.

« Nous nous mîmes malgré tout en route. Ayant découvert une bande de terre ferme praticable qui s'éloignait droit vers le sud, nous avions parcouru les trois quarts du chemin quand vint l'obscurité. Ensuite, il nous fallut autant de temps pour franchir le dernier kilomètre, nous éclairant à l'aide de la lampe-torche de secours que j'avais emportée. Il était donc plus de minuit quand nous choisîmes de nous arrêter pour allumer le feu qui devait nous servir de signal à votre intention.

« Si nous avions eu une arme thermique ou ne fût-ce qu'un simple briquet-laser avec nous, cela ne nous aurait pris que quelques minutes, en dépit de l'humidité du bois. Mais nous ne disposions que de nos paralysateurs ; nous avons donc dû bricoler l'un d'eux, effectuant un branchement qui, provoquant un court-circuit lorsqu'on pressait sur la détente, envoyait un faisceau d'étincelles au lieu du rayon invisible habituel.

— Astucieux, commenta Léopold, qui était à présent occupé à désinfecter la vilaine plaie infectée que Baker avait au pied.

— Peut-être, répondit amèrement Blade, mais avec ce bricolage de fortune, il nous a fallu le restant de la nuit pour parvenir à allumer notre feu ! Enfin..., soupira-t-il en s'adossant à une paroi, l'essentiel est que vous nous ayez trouvés !

— Et que comptes-tu faire pour Zlanilla ? s'enquit Owens.

À nouveau, Ronny darda vers lui ce regard inquiet mais décidé qu'il avait adressé au roux capitaine quelques instants auparavant.

— Nous allons tirer au clair sa disparition, dit-il. J'ai bien une vague idée de ce qui a pu se passer — à cause des empreintes de chaussures, de la statue et de la ville engloutie —, mais une discussion avec Srumyadan est indispensable pour préciser les détails et nous permettre de décider d'un plan d'action ! J'espère seulement qu'il n'est pas déjà trop tard...

Après concertation, Blade, Baker et M'Baman quittèrent la Chronolyse, laissant à bord le scientifique gnekshare et Baker, qui n'était plus en état de marcher. Les trois hommes pataugèrent une bonne heure et demie dans un marécage putride, ne cessant de trébucher et craignant, lorsqu'ils se raccrochaient aux lianes, de mettre la main sur l'une des énormes araignées velues ou des insectes non moins monstrueux qui tombaient de temps à autre dans l'eau croupie, quand le vent agitait les feuillages au-dessus de leur tête.

Dès qu'ils atteignirent la longue langue de terre ferme que Blade et Baker avaient empruntée à l'aller, leur progression devint plus facile. Le soleil n'était pas encore au zénith quand ils atteignirent enfin le village.

Alerté par les cris des enfants, qui avaient les premiers repéré les nouveaux venus, Srumyadan vint les accueillir, toujours drapé dans sa somptueuse robe rouge. Blade le salua et lui tendit une petite pastille noire en lui faisant signe de la coller sur sa tempe. Quelque peu étonné, Srumyadan obéit...

— Vous me comprenez ? demanda Ronny.

Son interlocuteur tressaillit.

— Oui, parfaitement, dit-il. Comment est-ce possible ?

— Le petit disque que je vous ai donné traduit mes paroles. Ne cherchez pas à comprendre son fonctionnement ; vous n'avez pas les connaissances nécessaires.

Srumyadan hocha la tête avec dignité.

— Je n'ai cessé de me demander d'où vous veniez, murmura-t-il. À présent, je le sais. Seuls les Fils du Gondwana sont capables de tels prodiges. Venez, poursuivit-il en faisant volte-face. Allons parler dans un endroit plus tranquille. Il est des choses que les enfants n'ont pas besoin d'entendre.

Entourés d'une marmaille joyeuse, les quatre hommes se dirigèrent vers la hutte qui abritait la mystérieuse statue. Quand le dernier d'entre eux y eut pénétré, Srumyadan abaissa le rideau qui en fermait l'unique accès. Puis il alla s'asseoir en tailleur sur une natte et invita ses compagnons à en faire autant.

— Nous ne sommes pas des Fils du Gondwana, déclara d'emblée Blade, jouant la carte de la franchise. Et ce que vous appelez des prodiges ne sont que les applications de connaissances plus vastes que celles de votre peuple.

— C'est précisément le cas des Fils du Gondwana, répliqua Srumyadan. Ils ont conservé un savoir que nous autres, Draïvs, avons perdu depuis des générations... Cependant, nous n'en sommes pas plus malheureux pour autant.

— Et pourquoi donc ? demanda Léopold, intrigué.

— Nos ancêtres ont choisi le Chemin du Bas, répondit l'homme en robe rouge. C'est une voie âpre et difficile, qui peut conduire ceux qui la suivent à de grandes félicités. Les deux autres Chemins ont la réputation d'être plus aisés, et de procurer des satisfactions différentes.

— Parlez-nous un peu de ces autres Chemins, suggéra Ronny, qui tenait à en savoir un peu plus au sujet des habitants de ce village — et de leurs éventuels ennemis — avant d'aborder le sujet qui l'intéressait vraiment : Zlanilla.

Srumyadan inspira profondément, les yeux mi-clos.

— La légende veut que les Draïvs viennent d'une terre engloutie située au sud d'ici, dit-il. Ce pays, nommé Gondwana, abritait un peuple prospère, qui en fut chassé par la montée des eaux. Des dissensions apparurent lors de l'exode au sein de la caste dirigeante, celle des prêtres-savants. Certains, les plus puissants, désiraient fonder une civilisation prestigieuse, qui serait basée sur l'utilisation du feu et du métal. Ils la nommèrent le Chemin du Haut, car pour eux la connaissance scientifique passait avant toute chose. D'autres, pour qui le bonheur de l'homme ne nécessitait point d'attaches matérielles, songeaient au contraire à développer la spiritualité au sein d'un mode de vie simple et naturel. Par dérision, les premiers appelèrent cela le Chemin du Bas. Ceux qui restaient, enfin, trouvaient ces deux démarches excessives et s'accordèrent pour défendre un équilibre entre ces deux tendances. Cette position reçut le nom de Ligne de Partage.

« À l'époque, cependant, le peuple de Gondwana demeura uni. Il fonda de nouvelles villes, cultiva de nouveaux champs, façonna de nouveaux paysages. Mais les eaux qui l'avaient chassé de sa terre d'origine continuaient à monter et il lui fallut bientôt repartir.

« Les premiers à fuir furent cette fois-ci les adeptes du Chemin du Haut, qui s'étaient baptisés les Fils de Gondwana. Ils montèrent dans les bateaux qu'ils avaient construits et cinglèrent vers l'ouest, poussés par le vent. Nul n'en entendit plus jamais parler, mais leur puissance était telle qu'ils ont certainement dû fonder une civilisation riche et tolérante. Pour la plupart des habitants de ce village, les Fils de Gondwana sont très proches des dieux, en ce sens qu'ils vivent bien au-dessus du commun des mortels. Mais ce sont cependant des créatures de chair et de sang, des humains comme nous.

« Les adeptes de la Ligne de Partage, eux, refusèrent de céder face aux éléments. Cela faisait longtemps que le rêve d'un équilibre entre la richesse matérielle et spirituelle n'était plus pour eux qu'une illusion soigneusement entretenue par les prêtres-savants. Ces gens-là étaient devenus stupides et bornés, prenant dans chaque domaine ce qu'il avait de pire. Du Chemin du Haut, ils ne retinrent que le désir de dominer la nature, de commander aux éléments ; ils se mirent en tête de construire un immense barrage qui empêcherait l'océan de submerger leurs villes. Quant au Chemin du Bas, ils en dénaturèrent l'esprit par leur intolérances ; ils commencèrent à persécuter les adeptes de cette voie, les appelant Draïvs — ce qui signifie « inférieurs » dans leur langue.

« Les Draïvs, qui vivaient essentiellement hors des villes, proches de la nature, subirent pendant quelques centaines de lunes les persécutions des Argondwa. Puis, au fur et à mesure que l'eau envahissait les terres qu'ils cultivaient, ils partirent à leur tour, constituant de petites communautés autonomes. Ce village est l'une d'elles. Il fut fondé voici plus de cinq mille lunes par l'un de mes ancêtres, mais nous allons devoir l'abandonner très bientôt, car l'eau continue à monter, inexorablement. Je ne verrai pas ce grand exode, mais je sais que mes fils le vivront et qu'il coûtera la vie à beaucoup d'entre nous. »

Srumyadan se tut et baissa la tête. Sur sa gauche, la statue assise en lotus demeurait figée dans un éternel pranayama, sans pour autant cesser de distordre l'espace-temps autour d'elle.

— Et cette statue ? demanda Blade. D'où vient-elle ?

— C'est, avec la miniature que je vous ai montrée hier, tout ce qui nous reste de Gondwana. Il s'agit de Yaïg, dieu de la protection. Tant que cette statue sera parmi nous, les Argondwa ne pourront nous retrouver.

— Ne mentez pas, Srumyadan, coupa Ronny. Vous savez parfaitement qu'ils vous ont déjà retrouvés — puisqu'ils ont enlevé Zlanilla, la jeune femme qui était avec nous !

Red Owens et Léopold M'Baman lui lancèrent un regard abasourdi. Même le capitaine aux cheveux de flamme, pourtant habitué aux soudaines révélations que Blade se plaisait à assener au moment qu'il estimait propice, s'était laissé surprendre cette fois-ci.

— C'est vrai, ça, dit-il. Les Argondwa... Que sont-ils devenus ?

Srumyadan ôta la pastille traductrice, signifiant par là qu'il ne désirait plus s'exprimer pour le moment. Réprimant la colère qui montait dans ses veines, Blade ramassa le petit disque noir et sortit faire un tour dans le village. Il ne tarda pas à recouvrer son calme. En dépit de l'humidité ambiante, l'endroit était vraiment agréable. Certes, des traces de l'odeur de pourriture du marais flottaient dans l'air çà et là, mais il y régnait une douce température et il n'y avait pas d'insectes...

Pas d'insectes !

Blade se demanda comment il ne s'en était pas aperçu plus tôt. Le village aurait dû grouiller de mouches et de moustiques. Pourtant, il n'y en avait pas un seul en vue.

Et cela ne pouvait être attribué à la présence de la statue protectrice : le cercle de forêt inondée situé à l'abri de la vacuole était peuplé d'insectes et d'arthropodes de toutes sortes, du minuscule moucheron à l'araignée géante.

Renonçant pour l'instant à trouver une explication, Blade avisa un adolescent aux membres maigres fort occupé à tailler un javelot. Conversant par signes avec lui, il réussit à le décider à appliquer la pastille traductrice sur sa tempe.

L'adolescent parut effrayé de comprendre ce que lui disait le businessman, mais il se calma rapidement et se laissa interroger de bonne grâce, paraissant même très heureux de renseigner l'homme qu'on disait venu d'ailleurs — du ciel, peut-être.

Blade n'eut donc même pas besoin d'user de finesse pour obtenir de son jeune interlocuteur l'essentiel de ce qu'il désirait savoir. De toute évidence, Srumyadan n'avait pas eu le temps ou le désir d'interdire à son peuple de mettre au courant les étrangers au sujet des Argondwa.

Ronny remercia l'adolescent, récupéra la pastille et réintégra la hutte où Red Owens et Léopold M'Baman parlaient avec animation de la statue protectrice, sous le regard indifférent de l'homme en robe rouge. Blade lui tendit la pastille, sans obtenir de réaction. Alors, il s'inclina, dit quelques phrases qui ne possédaient aucun sens — et qui surprirent hautement les deux autres Terriens — et présenta à nouveau le disque noir dans sa paume ouverte.

Cette fois-ci, Srumyadan prit la pastille. Il fallait y mettre certaines formes, voilà tout, conclut Ronny Blade en dissimulant un sourire satisfait.

— Pendant que vous boudiez, dit-il, j'ai fait ma petite enquête. Cela fait belle lurette que votre statue ne vous protège plus. Depuis que les Argondwa vous ont découverts, voici quelques mois.

Owens laissa échapper un juron.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? rugit-il, soudain envahi par l'inquiétude.

— Les barrages construits par les Argondwa se sont effondrés un jour sous la pression de l'océan, murmura Srumyadan. Leurs villes ont été submergées et beaucoup d'entre eux ont péri. Ils se sont alors réfugiés à l'intérieur des terres, mais d'innombrables secrets avaient été perdus. Incapables de reconstituer leur civilisation d'avant le Déluge — comme ils appellent l'effondrement des digues —, leur déclin a commencé avec celui de leur savoir. Et comme ils n'avaient aucun support spirituel auquel se raccrocher, ils ont développé un mode de vie malsain, inhumain, cruel... Vous vous souvenez de ce disque illustré, originaire de la terre perdue de Gondwana, que je vous ai montré ? Il représentait une chasse au salarjiful, une créature fabuleuse qui a peut-être existé, voici bien longtemps. Les Argondwa en ont fait leur dieu — et ils lui sacrifient à chaque pleine lune des victimes enlevées dans notre village !

— Vous pensez que c'est dans ce but qu'ils ont kidnappé Zlanilla ? demanda Blade d'un ton très inquiet.

Srumyadan hocha tristement la tête, une pitié infinie au fond de ses yeux sombres.

— C'est demain soir la pleine lune, annonça Red Owens. Tout n'est pas perdu. Nous pouvons encore la sauver.

— Et nous allons le faire, affirma Ronny. Srumyadan, pouvez-vous nous dire où nous trouverons ces Argondwa ?

— Leur unique ville est à un jour de marche de la lisière de la forêt, en direction du soleil couchant. Ils l'ont construite au bord d'une rivière, au fond d'un ravin, car ils craignent le retour des Fils de Gondwana au moins autant que nous l'espérons.

Les yeux de Blade étincelèrent.

— Nous agirons cette nuit, décida-t-il.

— À votre place, patron, intervint Léopold, je me méfierais. Srumyadan ne nous a rien dit des moyens dont disposent les Argondwa. Il nous faut connaître leur niveau technologique avant de mettre sur pied un plan quelconque. Réfléchissez... Zlanilla, en reprenant connaissance après son enlèvement, aurait dû quartdetourner aussitôt jusqu'à la Chronolyse. Or, elle ne l'a pas fait. Cela nous laisse trois hypothèses. Soit — ce que je ne souhaite pas — elle est déjà morte. Soit elle n'a pas repris conscience — ce qui me paraît difficile à admettre, puisqu'elle a été enlevée voici près de vingt heures. Soit elle se trouve dans un endroit «protégé » comme celui-ci. D'après moi, cette troisième solution est, de loin, la plus probable.

« Qu'en dites-vous, Srumyadan ? »

Le Draïv eut un geste d'ignorance.

— Tout dépend de ce que les Argondwa ont conservé du savoir de nos ancêtres communs, souffla-t-il. Ces statues furent à l'origine conçues dans un but très précis : entourer les temples d'un périmètre sacré, non pas inviolable, mais situé en quelque sorte hors du monde...

Blade songea avec un sourire que l'homme en robe rouge ne se doutait pas à quel point sa formulation pouvait refléter la vérité. La civilisation du mythique « continent » disparu — qui se limitait en fait à un rivage englouti par la montée des eaux — devait avoir atteint un degré passablement élevé pour fondre des statues ou d'autres objets capables de distordre l'espace-temps autour d'eux !

— Cependant, poursuivit Srumyadan, les Argondwa n'ont aucun respect pour ce qui est sacré. Leur religion n'est qu'un rite de mort, adressé à un dieu sanguinaire. Elle les pousse à la haine et à la destruction — et, en cela, elle est bien à l'image de leur nation qui, se désagrégeant peu à peu, essaie d'entraîner avec elle le reste de l'Univers. Pour le moment, ce sont nos fils et nos filles qu'ils sacrifient à leur divinité monstrueuse — mais quand ils nous auront anéantis, ce seront les cœurs de leurs propres enfants qu'ils arracheront !

« S'ils ont conservé une statue identique à celle-ci, c'est uniquement pour se protéger, et non par respect pour ce qu'elle symbolise. »

Blade et l'Africain échangèrent un regard satisfait, quoiqu'un peu triste.

— Eh bien, déclara le businessman, je pense que nous avons en main l'essentiel !

— Et tout laisse à penser que nous aurons du mal à découvrir cette ville si, comme ce village, elle se trouve à l'abri d'une vacuole spatio-temporelle. Les détecteurs les plus performants de la Chronolyse ne pourront en percer les secrets — ni même en déterminer l'emplacement.

Srumyadan se leva, rajustant les plis de sa robe rouge.

— Je vous y conduirai, dit-il. Je connais les chemins qui traversent le marais. Nous aurons quitté celui-ci demain matin.

— Nous acceptons votre aide, déclara Blade, mais nous n'aurons pas besoin de marcher si loin. Nous disposons en effet d'un... « bateau volant » qui ne se trouve qu'à une matinée de marche d'ici. Il nous emmènera en un clin d'œil à la ville des Argondwa.

Srumyadan le considéra avec respect.

— Vous niez toujours être des Fils du Gondwana ? demanda-t-il, solennel. Eux seuls auraient pu construire quelque chose d'aussi insensé qu'un « bateau volant ». Et eux seuls oseraient s'attaquer aux cruels Argondwa..., ajouta-t-il, penchant légèrement la tête de côté d'un air rêveur. Il existe une prophétie, chez les Draïvs, qui assure que les Fils du Gondwana reviendront un jour nous libérer, nous qui avons suivi fidèlement le Chemin du Bas, des insensés avançant sur la Ligne de Partage.

— Nous ne sommes que des explorateurs égarés, répondit Ronny Blade, et nous ne désirons qu'une chose : retrouver la jeune femme qui était avec nous quand nous sommes arrivés ici. Ne voyez pas en nous des Fils de Gondawana, ni des envoyés d'une quelconque divinité chargés d'une mission particulière.

— D'accord, intervint Red Owens avec énergie, mais si les Argondwa sont aussi répugnants que le dit Srumyadan, on va se faire un plaisir de leur coller une pâtée !

Blade songea que cette réplique était plus typique du bouillant Andy Sherwood, toujours prêt à en découdre, que du roux capitaine. Cette pensée lui rappela soudain toute la chaîne d'événements qui les avait conduits ici, ses compagnons et lui. Cet enchaînement inéluctable qui commençait avec la mort du quatrième associé de la B and B Co.

Et, soudain, il sut que le sauvetage de Zlanilla, comme d'ailleurs celui d'Andy Sherwood, ne pouvaient pas échouer.

CHAPITRE VIII

La Chronolyse atterrit deux heures après midi sur le petit plateau rocheux au pied duquel s'étendait la ville des Argondwa. Malgré l'efficacité et la puissance des détecteurs, Red Owens avait été incapable de découvrir la moindre trace de celle-ci, mais Srumyadan, qui avait accompagné comme prévu les Terriens et le Gnekshare, assurait qu'elle se trouvait bien là, quelque cent vingt mètres plus bas, de part et d'autre de la rivière coulant au fond du ravin.

— Les Argondwa sont donc en possession d'un artefact équivalent à la statue du village, grommela Blade. Nous nous y attendions ; cependant, cela va sérieusement compliquer les choses.

— Je vous aiderai, assura le Draïv.

Ronny lui adressa un sourire de remerciement. Srumyadan avait délaissé sa robe, son bonnet pointu et ses lourds bijoux pour le simple pagne que portaient la plupart du temps les gens de son village. A ses pieds gisait une besace faite de la panse d'un genre de cochon sauvage, dont le contenu demeurait un mystère pour ses compagnons.

— Votre aide nous est précieuse, dit le businessman, mais nous aurions bien aimé pouvoir compter sur l'appui de notre « bateau volant ». Or, la statue qui protège votre village en empêche le fonctionnement, et tout laisse à penser qu'il en va de même ici. De plus, nos armes ne fonctionnent pas non plus au voisinage d'un tel objet — ce qui réduit notre avantage à néant dans les circonstances présentes.

Srumyadan hocha la tête. Il émanait une paix infinie de son corps sombre et trapu. Cet homme ne connaissait pas l'inquiétude ou l'impatience, songea Blade.

— Effectivement, dit le Draïv, je perçois la présence d'un jaïgg analogue au nôtre.

— Vous percevez ? répéta Baker.

— Je possède certains pouvoirs qui m'ont valu la place que j'occupe au sein de mon peuple, expliqua Srumyadan. Ainsi, je peux vous dire qu'il y a en bas une très grande concentration d'Argondwa. Je peux sentir leurs émotions, tout comme je ressens les vibrations de protection émises par le jaïgg de cette ville.

Malgré les modifications — trahisons ? — de la traduction instantanée, il était évident que cet homme vêtu d'un pagne s'exprimait dans une langue riche et structurée. En dépit des apparences, il n'était pas un primitif ; une partie du meilleur d'une grande civilisation survivait en lui.

— Notre ami semble donc avoir des pouvoirs parapsychiques, tonna Laximul, faisant tressaillir toutes les personnes présentes. Voici une excellente nouvelle. Vous aviez raison, M. Blade, quand vous disiez à Srumyadan que son aide nous était précieuse — et vous ne pouviez savoir à quel point vous aviez raison !

Son rire énorme cascada dans le poste de pilotage, mais lorsqu'il vit les grimaces de douleur sur les visages de ses compagnons, le Gnekshare se calma aussitôt et chuchota des excuses sincères, qui furent acceptées avec soulagement.

— Il nous faut mettre sur pied un plan d'action, déclara Ronny en s'asseyant dans un fauteuil. Comme nous n'avons pu détecter ne serait-ce que la présence de cette ville, nous ignorons tout de sa topographie. De plus, nous ne savons rien des Argondwa, en dehors de ce que vous nous avez dit, Srumyadan. Quels renseignements supplémentaires pouvez-vous nous fournir ?

Le Draïv écarta les mains, les paumes tournées vers l'extérieur, l'air désolé.

— Pas grand-chose de plus, je le crains, en ce qui concerne ce peuple cruel. Par contre, je peux vous décrire la ville. De ce côté-ci de la rivière s'étend un quartier où les maisons sont grandes et assez espacées ; on y trouve le Grand Temple de Kârdi, leur dieu de haine. La cité elle-même se dresse sur l'autre rive, avec ses ruelles étroites et ses artisans. Vous verrez tout cela dès que vous serez à mi-hauteur sur le chemin qui descend le long de la falaise.

« Cependant, je peux aller aux renseignements. Je ne pense pas courir un grand risque en m'aventurant parmi les Argondwa. J'ai le pouvoir de détourner leurs pensées de ma personne, ce qui fait qu'ils ne me verront même pas. Ou, plutôt, qu'ils m'identifieront machinalement comme l'un des leurs. »

— Vous agissez directement sur leur esprit ? s'enquit Baker.

— Sur la façon dont celui-ci interprète les images que lui communique le regard, répondit Srumyadan. Les Argondwa ne sont pas très observateurs. Il leur a fallu si longtemps avant de découvrir notre village... Je pense même pouvoir emmener quelqu'un avec moi, si vous le désirez. Léopold ferait tout à fait l'affaire. Vous autres, avec vos peaux blanches, vous avez un aspect trop différent pour que je puisse entretenir l'illusion plus que quelques battements de paupières.

— Qu'en pensez-vous, Léopold ? interrogea Blade en se tournant vers l'intéressé.

— Écoutez, patron...

— Je vous en prie, cessez de m'appeler ainsi, le coupa Ronny. Cela devient parfaitement ridicule, en regard de la situation où nous nous trouvons.

— Comme vous voudrez, patr... M. Blade, se reprit précipitamment l'Africain. Pour en revenir à la proposition de Srumyadan, eh bien... Je pense que je serais enchanté de l'accepter. Je n'ai guère le goût du risque, vous le savez bien, mais je m'en voudrais de repartir d'ici sans avoir profité de toutes les occasions qui me sont offertes. (Il s'interrompit, tandis qu'un sourire se dessinait sur ses lèvres.) Il faudrait seulement que je me départe de cette impression qui m'obsède que je suis en train de faire du tourisme aux frais de la princesse !

— Vous appelez ça du tourisme ? demanda Red Owens, interloqué.

— Vous avez bien parlé de vacances ! répliqua Léopold avant d'éclater de rire.

Les autres ne tardèrent pas à l'imiter — sauf Laximul, qui se contentait de pouffer presque silencieusement — et la tension qui régnait, presque palpable, dans le poste de pilotage de la Chronolyse, ne tarda pas à se dissiper.

Un quart d'heure plus tard, Srumyadan et Léopold commencèrent à descendre le sentier vertigineux, taillé dans la falaise elle-même, qui menait du plateau à la ville des Agondwa. Blade, Baker et Zlanilla les regardèrent disparaître dans la gorge encaissée, puis rejoignirent le Gnekshare, qui prenait un petit en-cas avant de se remettre au travail.

— Vos recherches progressent ? demanda Blade.

— Je sais où je vais, répondit énigmatiquement Laximul.

— Grâce à vos fameuses équations philosophiques ? s'enquit Baker.

— Elles m'ont indiqué la tendance générale, reconnut le massif extraterrestre, mais j'ai également effectué de réels progrès sur le plan théorique comme sur celui de la technique. Je pense avoir trouvé un moyen de « régler » le chronodéphaseur qui n'implique pas de plonger dans le Grand Abîme Intergalactique. J'aurai plus de détails dans deux ou trois jours, après le premier essai de cette nouvelle méthode.

— Vous ne voulez pas nous en parler dès maintenant ? demanda Red Owens, l'œil empli de curiosité.

La queue démesurée de Laximul s'agita dans les airs, paraissant dessiner une série de figures compliquées.

— Il est trop tôt. Je fonctionne uniquement par empirisme, sans théorie pour sous-tendre mes recherches. J'expérimente, je calcule et j'étudie le résultat... Au fait, ne vous inquiétez pas si vous entendez les générateurs se mettre en route de temps en temps, sans raison apparente ; Léopold a, sur ma demande, bricolé une dérivation afin d'alimenter certains appareils que j'avais apportés avec moi pour un cas comme celui-ci.

Ronny haussa les épaules, flegmatique.

— Pour le moment, au lieu de vous amuser à chatouiller notre curiosité, vous feriez mieux de braquer vos super-détecteurs vers la ville qui est censée se trouver au fond du ravin. Nous ne sommes pas à un ou deux jours près en ce qui concerne notre retour à notre époque — mais Zlanilla, elle, a toutes les chances de mourir ce soir si nous n'agissons pas !

Laximul tourna cinq yeux étonnés vers le Terrien.

— Comment avez-vous deviné qu'il s'agit de détecteurs ultra-sensibles, monsieur Blade ? interrogea-t-il, la lippe pendante et les oreilles relâchées.

Srumyadan et Léopold revinrent peu avant la tombée de la nuit. L'Africain, l'air exténué, avait du mal à suivre le pas alerte du Draïv. Il se laissa tomber à terre au voisinage de l'un des patins télescopiques de la Chronolyse, poussant un long soupir, et rejeta la tête en arrière, une expression de soulagement sur le visage.

— Il trotte comme ce n'est pas permis ! haleta-t-il en désignant le petit homme vêtu d'un pagne. Quand nous avons dû nous enfuir, dans la ville, il a pris presque cent mètres d'avance sur moi...

— Vous enfuir ? interrogea Baker, intrigué.

— Laissez-moi reprendre ma respiration, dit Léopold, et je vous raconterai tout.

Quelques instants plus tard, tous étaient réunis autour d'un broc de café et de quelques rations énergétiques de survie. M'Baman se racla la gorge et commença :

— La ville doit compter quatre ou cinq mille habitants. Elle correspond à la description que nous en a faite Srumyadan. Nous sommes cependant restés uniquement de ce côté-ci de la rivière. L'autre rive, où se dresse un genre de « casbah » crasseuse, ne nous intéressait pas.

« Au début, quand nous avons croisé les premiers Argondwa, je dois avouer que j'étais plutôt nerveux. Il était difficile d'avoir confiance dans les pouvoirs de Srumyadan sans les avoir vus à l'œuvre auparavant. Mais comme personne ne semblait se soucier de notre présence, je ne tardai pas à me détendre et à ouvrir mes yeux et mes oreilles.

« Les Argondwa ressemblent beaucoup aux Draïvs. Ils sont juste un peu plus grands et tous portent des vêtements, souvent encombrants. J'ai l'impression que ces gens-là ont un sacré tabou quant à la nudité ! Les hommes sont vêtus de pantalons bouffants, de chemises amples et de larges ceintures de métal et portent aux pieds de grosses chaussures de cuir. Les femmes s'enveloppent dans des robes compliquées qui ne laissent apparents que leurs mains et leurs visages.

« Le quartier situé de ce côté de la rivière est, comme l'avait dit Srumyadan, constitué de grands jardins au milieu desquels se dressent de grandes maisons de pierre, certaines de la taille de petits châteaux. La société locale semble très hiérarchisée.

La plupart de ceux que nous vîmes étaient de toute évidence des domestiques ou des esclaves. Les rares représentants des castes aisées étaient facilement reconnaissables à la richesse de leurs vêtements et à leur air hautain. C'est d'ailleurs à cause de l'un d'eux, un prêtre... mais n'anticipons pas !

« Notre objectif était le Grand Temple de Kârdi. Nous traversâmes l'immense place ovale qui s'étend devant lui et commençâmes à gravir les deux cents marches qui mènent à son entrée creusée dans la falaise. Nous étions à mi-hauteur quand nous croisâmes un individu en robe noire, sur la poitrine duquel pendait un symbole compliqué. À la différence des autres Argondwa, qui nous avaient croisés sans nous accorder la moindre attention, celui-ci nous vit et se dirigea droit vers nous, une expression sévère sur le visage. Quand il fut à trois ou quatre mètres, il se figea et nous lança quelque chose. À mes côtés, Srumyadan était comme paralysé, le regard fixe ; je devinai qu'il utilisait toute son énergie pour tenter d'empêcher le prêtre de voir en nous des étrangers...

« Et cela marcha. Le prêtre nous dit encore quelques phrases incompréhensibles, apparemment radouci, et continua à descendre les marches sans plus se préoccuper de nous. À ce moment, Srumyadan se tourna vers moi et me dit : "Les servants de leur dieu de haine semblent posséder certains pouvoirs psychiques. Je ne suis pas certain de pouvoir détourner leur attention comme je viens de le faire avec celui-ci. J'espère que vous avez de bonnes jambes..." Je lui répondis que j'avais gagné plusieurs courses lors de compétitions d'athlétisme, pendant mes études, ce qui a paru le satisfaire.

« Enfin, nous pénétrâmes dans le temple, passant entre deux colonnes monumentales. L'endroit était désert, mais nous ne nous attardâmes pas pour le contempler. Immédiatement, Srumyadan m'entraîna le long du mur de droite, en direction d'une série d'ouvertures sombres. Quand nous y arrivâmes, il s'immobilisa et ferma les yeux. "Je sens la présence de Zlanilla", dit-il doucement. "Malheureusement, d'autres esprits gênent ma concentration. Les Argondwa n'ont pas abandonné la pratique des disciplines spirituelles, comme je le croyais. De plus, ce lieu est protégé par un jaïgg d'une nature légèrement différente de celui de notre village. Son influence est moins marquée sur le plan matériel, mais bien plus grande sur celui de l'esprit." Illuminé par une inspiration subite, je lui demandai s'il pouvait localiser ce jaïgg. Il me désigna une alcôve éclairée par une chandelle de suif. Je m'en approchai et découvris une statue représentant un homme assis sur ses talons, les mains posées sur les cuisses, les paupières serrées. Son troisième œil, ouvert, était constitué d'un rubis d'une taille incroyable.

« Srumyadan me tira alors par la manche. "Venez", me dit-il. "Il est temps de rejoindre vos amis. J'en sais suffisamment pour le moment — et demeurer en ces lieux pour en découvrir plus nous ferait courir de trop grands risques." Je lui demandai s'il avait repéré Zlanilla, et si elle était encore en vie, mais il se contenta de me presser de quitter les lieux. J'acquiesçai et tirai du sac que j'avais emporté un petit couteau, avec lequel j'entrepris de gratter la surface d'un genou de la statue.

« J'avais tout juste eu le temps de prélever deux minuscules copeaux, quand quelqu'un se mit à hurler derrière moi. En me retournant, je vis un prêtre, qui semblait très âgé, qui me menaçait d'un court poignard. Je lui jetai au visage la chandelle éclairant l'alcôve et je partis en courant. Srumyadan, lui, était déjà à mi-chemin de la sortie. Dans mon dos, j'entendais une véritable cavalcade, mais il eût été déraisonnable de me retourner pour identifier et compter mes poursuivants.

« Quand je franchis l'entrée, Srumyadan, arrivé en bas des marches, semblait s'adresser à un groupe d'une dizaine d'Argondwa armés de javelots. Ceux-ci parurent le remercier et s'élancèrent droit sur moi. Un instant, je crus qu'il venait de me livrer pour s'en tirer, mais les guerriers me dépassèrent sans même remarquer ma présence, pour se heurter à mes poursuivants. Le temps qu'ils s'expliquent entre eux, et nous étions hors de vue, courant à travers les jardins sous les yeux ébahis des serviteurs. Il nous a fallu un temps record pour atteindre le sentier taillé dans la falaise, un temps non moins exceptionnel pour le gravir — et nous voilà ! »

Un profond silence succéda à cette narration. Chacun réfléchissait aux paroles de Léopold M'Baman. Puis Blade se tourna vers Srumyadan et lui demanda :

— Qu'avez-vous à ajouter au récit de notre ami ?

Srumyadan, qui paraissait frais comme une rose, esquissa un sourire satisfait.

— Quand nous étions dans le temple, j'ai envoyé mes sens extérieurs à la recherche de Zlanilla, déclara-t-il. Et ils l'ont découverte. Malheureusement, il m'était impossible de déterminer où elle se trouvait, car elle était inconsciente.

— Elle dormait ? interrogea Baker.

— Je crois plutôt qu'elle était droguée, répondit le Draïv. La brume qui enveloppait sa conscience semblait trop épaisse pour être naturelle. Cela n'a d'ailleurs rien d'étonnant : au temps où nous ne formions qu'un seul peuple, les Argondwa sacrifiaient périodiquement des animaux à leur dieu de haine. Ceux-ci étaient endormis dès leur capture à l'aide d'un breuvage soporifique — pour ne se réveiller qu'une fois sur l'autel, quelques instants avant le sacrifice.

Blade se frottait pensivement le menton.

— S'il n'y avait pas le jaïgg, cela pourrait expliquer pourquoi Zlanilla n'a pas quartdetourné jusqu'à nous, dit-il. Au moins, cette inconscience forcée lui aura-t-elle évité l'angoisse — jusqu'ici... Quoi qu'il en soit, nous devons la libérer avant qu'il ne soit trop tard. Vous dites ne pouvoir déterminer où elle se trouve tant qu'elle dort, Srumyadan ?

— À cause de la drogue qu'on lui a sans doute fait boire, son émission spirituelle est trop diffuse pour m'être d'un grand secours. Je crains que nous ne soyons obligés d'attendre le moment du sacrifice pour intervenir...

—... Avec tous les risques que cela comporte, compléta Léopold, le visage grave. Toute la population de la ville sera vraisemblablement réunie devant le temple. (Il fouilla dans sa poche, en tira quelques copeaux de métal verdâtre qu'il tendit à Laximul.) Voici les fragments que j'ai pu arracher au jaïgg avant l'arrivée du prêtre. Je suggère que nous les analysions ; peut-être trouverons-nous un moyen de contrebalancer son influence négative...

Le Gnekshare s'empara des morceaux de métal à l'aide de sa queue préhensile et les examina avec attention.

— Je m'en occupe immédiatement, assura-t-il en se dirigeant vers la rampe qui menait à l'intérieur de la Chronolyse. J'espère seulement que cette curieuse matière ne va pas avoir sur mes appareils d'analyse l'influence qu'elle semble exercer sur tout ce qui utilise de l'énergie électrique.

Quand il eut disparu dans le ventre de la navette, Léopold se redressa et murmura :

— Il lui ressemble terriblement, vous savez...

— Qui ressemble à qui ? demanda Red Owens.

Laximul..., souffla l'Africain. C'est le portrait tout craché de Kârdi, à quelques détails près. Il y avait une statue du dieu dans le Grand Temple. Ils ont la même silhouette...

Une lueur d'intérêt s'alluma dans l'œil de Blade.

— Eh bien, dit-il, voilà un élément on ne peut plus positif ! A nous de voir comment nous pouvons en tirer parti.

La nuit tombait quand les cinq hommes descendirent le sentier taillé à flanc de falaise. Srumyadan marchait en tête, suivi de Red Owens avec qui il discutait paisiblement. Ensuite venaient Blade et Baker, le visage fermé, l'air concentré. Léopold M'Baman fermait la marche, un grand sac à dos sur les épaules.

Quand ils atteignirent le pied de la falaise, Blade tira son paralysateur de son étui et le braqua sur un petit oiseau perché sur une branche. Rien ne se produisit lorsqu'il pressa la détente. Échangeant un regard entendu avec ses compagnons, le Terrien rangea son arme avec un haussement d'épaules. L'influence du jaïgg allait leur poser bien des problèmes lors de cette opération.

— Si seulement Laximul avait pu nous accompagner..., soupira Baker. Nous aurions pu exploiter sa ressemblance avec Kârdi pour faire diversion.

— Pour cela, il aurait fallu que le sentier soit nettement plus large, commenta Blade. Ou que notre ami gnekshare ait trouvé comment faire fonctionner un appareil utilisant l'électricité dans le champ du jaïgg. Cependant, je pense que le plan que nous avons finalement retenu devrait faire l'affaire. Les Argondwa ne s'attendent pas à être dérangés ; nous allons jouer à fond là-dessus.

Srumyadan ne pouvant les « dissimuler » tous à l'aide de ses pouvoirs psychiques, les cinq hommes se séparèrent en deux groupes avant d'atteindre les premières bâtisses. Léopold et le Draïv marchaient en tête, vêtus de pagnes, sous le couvert de l'illusion générée par le second, tandis que leurs trois compagnons les suivaient à une cinquantaine de mètres de distance, rasant les murs et les haies verdoyantes.

Ils parcoururent près d'un kilomètre sans rencontrer âme qui vive. Il faisait tout à fait nuit, à présent, et la lueur d'un grand brasier illuminait la base de la falaise, droit devant eux. Les ténèbres, en diminuant les risques d'être aperçus, leur permirent de se déplacer plus rapidement.

Soudain, Srumyadan et Léopold s'immobilisèrent avant de se plaquer contre un mur. Blade, Baker et Owens les rejoignirent silencieusement.

Devant eux s'étendait la grande place ovale décrite par l'Africain — à cette différence près qu'elle était littéralement noire de monde. Toute la population de la ville s'était effectivement réunie là, dans un silence qui n'avait rien de naturel. Tout au fond, au pied des colonnes massives du Grand Temple, on avait allumé un feu monstrueux, dont les flammes rousses montaient à plus de vingt mètres dans l'air tiède de la nuit.

Léopold fouilla dans son sac, qu'il avait posé à terre, et en tira une paire de jumelles infrarouge qu'il porta à son visage. Il observa un moment les flammes et les silhouettes qui gesticulaient devant elles, puis tendit les jumelles à Blade.

— Ils ont dressé un autel en haut de l'escalier, dit-il. Les deux prêtres debout de part et d'autre doivent être les sacrificateurs : ils portent de grands couteaux dont j'ai vu scintiller les lames. Mais il n'y a pas la moindre trace de Zlanilla.

Blade fit passer les jumelles à Baker. Il en avait assez vu.

— Je propose que nous contournions cette place par la gauche, dit-il. Nous ne rencontrerons probablement personne si nous restons à bonne distance. Nous déciderons de notre plan d'action une fois au voisinage du temple, en fonction de la topographie des lieux.

— Ça me va, fit William en tendant les jumelles au « pacha » rouquin. Tu as vu cette haute maison appuyée à la falaise, une quarantaine de mètres sur la gauche du temple ? Je jurerais qu'elle communique avec celui-ci...

— Je confirme, intervint Red Owens, qui avait braqué les lentilles vers la construction en question. Deux Argondwa en robe grise qui m'ont tout l'air d'être des prêtres montent la garde devant. Ce doit être une entrée secondaire.

Toujours guidés par Srumyadan — qui, nota Léopold, marchait les yeux fermés —, les cinq hommes entreprirent de contourner la place où était réuni le peuple argondwa. Ils suivirent tout d'abord une ruelle en arc de cercle, puis sautèrent quelques haies pour traverser des jardins bien entretenus, tout à fait anachroniques en cette époque reculée. Sur leur droite, un chant obsédant commença à monter, s'amplifiant sans cesse au fur et à mesure que de nouveaux Argondwa se joignaient au chœur. Cette lugubre mélopée avait quelque chose qui glaçait le sang ; point n'était besoin d'en comprendre les paroles pour ressentir les émotions infiniment négatives qu'elle exprimait.

— Nous sommes arrivés, déclara soudain Léopold, à voix basse.

De l'autre côté du muret derrière lequel ils venaient de s'arrêter se trouvait la rue étroite au bord de laquelle se dressait la maison repérée par Baker. Deux prêtres armés de lances montaient la garde devant l'ouverture qui tenait lieu de porte.

— Ils n'ont pas l'air de craindre d'être dérangés, commenta Blade. Je suppose que la peur inspirée par le clergé est telle que nul n'oserait s'attaquer à l'un de ses représentants.

Les deux Argondwa étaient en effet fort occupés à regarder le feu et l'autel, nettement visibles depuis l'endroit où ils se trouvaient. Ils attendaient le sacrifice, songea Ronny avec un frisson.

— Allons-y, décida celui-ci. Je prends celui de droite.

— Et moi l'autre, déclara Baker.

— Attendez, intervint Srumyadan. Je vais agir sur leur vigilance pour augmenter vos chances de réussite. (Il plissa le front.) Maintenant, vous pouvez y aller.

Blade et Baker sautèrent souplement par-dessus le muret et s'élancèrent vivement vers les deux prêtres absorbés par le spectacle des flammes qui dansaient, à quelques dizaines de mètres de là. Ronny passa son bras autour de la gorge de celui qu'il avait choisi au moment exact où Will assommait le sien d'un atémi bien placé. Les deux gardes s'effondrèrent.

La sinistre mélopée de la foule emplissait à présent l'air de la nuit, étouffante. Cinq mille gosiers assoiffés de sang réclamaient une victime innocente. Les sacrificateurs debout près de l'autel levèrent les bras, montrant à la foule les lames étincelantes dont ils allaient se servir pour accomplir leur tâche meurtrière. Des hurlements sauvages vinrent troubler le lent déroulement de la mélodie monocorde.

— Ça ne va plus tarder, dit Blade. Il faut faire très vite, désormais. Léopold, pouvez-vous rester ici pour surveiller nos arrières ? Vous n'aurez qu'à enfiler la robe d'un des gardes ; ainsi, on ne s'apercevra peut-être pas de leur disparition.

— Entendu, répondit l'Africain. Mais je ne serai pas d'une grande utilité si les Argondwa décident de nous prendre massivement à revers.

— Faites ce que vous pourrez, conclut Baker en serrant d'une main réconfortante l'épaule de Léopold.

Laissant celui-ci se déguiser en prêtre, Blade ramassa le sac à dos de l'Africain, dont celui-ci venait de se débarrasser, et entraîna le reste de ses compagnons à l'intérieur de la bâtisse appuyée contre la falaise. Avisant un flambeau accroché au mur, il s'en empara et se dirigea vers le fond de l'immense pièce qui occupait le rez-de-chaussée. Un passage sombre s'y ouvrait, menant dans la direction du temple. La supposition de Baker était donc juste : les deux bâtiments partiellement taillés dans le roc communiquaient par l'intérieur.

Les quatre hommes suivirent l'étroit boyau sur une cinquantaine de mètres — puis Srumyadan, qui avait repris la tête, se figea brusquement.

— Ce passage débouche dans une petite pièce donnant sur la nef du temple, annonça-t-il. L'endroit est actuellement occupé par un prêtre et deux novices.

— Nous n'avons pas de temps à perdre, décida Blade. Débarrassons-nous d'eux.

Il jaillit de la galerie, suivi de Baker et d'Owens. Les trois Argondwa présents n'eurent pas le temps de réagir ; les poings des trois Terriens les jetèrent à terre, sonnés. Avant que les ecclésiastiques n'aient eu le temps de reprendre leurs esprits, ils se retrouvèrent dépouillés de leurs vêtements, ligotés et bâillonnés.

Ronny tira alors de sa poche une pastille traductrice et l'appliqua sur la tempe du prêtre.

— Je vais vous retirer votre bâillon, dit-il. Si vous criez, vous êtes mort.

L'Argondwa acquiesça en fermant les yeux. Blade défit prestement le morceau de tissu noué autour du visage de l'homme et interrogea :

— Où est la femme enlevée au village des Draïvs ?

Le prêtre ne répondant pas, le businessman le souleva par le collet et, approchant du sien le visage sombre, aboya :

— Où est-elle ?

— En route pour le sacrifice, répondit sèchement l'Argondwa. Les Servants Inférieurs la portent sur sa Couche de Plumes vers l'Autel de l'Expiation.

Satisfait, Blade le laissa retomber et il s'effondra avec un cri de surprise et de souffrance mêlées. Red Owens se précipita pour lui remettre son bâillon et récupérer la pastille traductrice. Le prêtre se laissa faire, une expression d'indifférence sur le visage. Les novices, eux, paraissaient morts de peur.

— Que comptes-tu faire, Ronny ? interrogea Baker.

— D'après les calculs de Léopold, nous serions le 14 juillet de l'an 8038 avant notre ère, répondit l'intéressé. Nous allons donc commémorer dignement, avec quelque neuf mille huit cents ans d'avance, la prise de la Bastille !

L'intérieur du temple grouillait de monde. Blade se félicita d'avoir revêtu la robe du prêtre qu'il venait d'interroger. Derrière lui, Baker et Owens portaient les vêtements des novices. Quant à Srumyadan, qui avait passé à ses épaules les courroies du sac à dos, ses pouvoirs de dissimulation lui suffisaient pour passer inaperçu dans l'agitation générale.

Le passage que les quatre hommes avaient emprunté débouchait au milieu du mur de gauche du temple, entre deux alcôves où se dressaient des statues grossières, façonnées dans une pierre sombre, qui représentaient des Argondwa atrocement mutilés. L'un d'eux présentait dans ses mains tendues sa tête tranchée, tandis que l'autre, à genoux, le corps couvert de plaies, semblait exprimer une souffrance indicible.

Baker frissonna.

— Vous avez vu ça ? Ces gens-là sont de dangereux sadiques, commenta-t-il.

Blade fit discrètement « non » de la tête.

— On croirait que tu n'es jamais entré dans une église, dit-il. Les représentations des saints martyrs et du Christ, dans certains lieux de culte catholique, notamment en Amérique du Sud, sont particulièrement criantes de réalisme — morbide, soit dit en passant ! Ces statues n'ont rien de plus horrible qu'un Christ éventré que je me souviens avoir vu à Bogota — bien au contraire !

— Trêve de commentaires, intervint Red Owens. Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?

Ronny regarda autour de lui. Une cinquantaine de prêtres et de novices s'étaient massés vers l'entrée, la tête tournée vers l'extérieur. D'autres ministres du culte de Kârdi allaient et venaient, porteurs de flambeaux et de chandelles. Soudain, l'un d'eux tapa dans ses mains et cria quelques mots. Aussitôt, les ecclésiastiques qui se trouvaient à l'entrée refluèrent en silence vers l'intérieur du temple.

Alors, des profondeurs de celui-ci, monta un grincement déchirant dont les vibrations paraissaient s'attaquer directement à l'émail des dents. Red Owens, mal à l'aise, grogna un juron étouffé, qui s'étrangla dans sa gorge quand des centaines de flambeaux s'illuminèrent brutalement, révélant l'imposante et monstrueuse statue qui occupait l'extrémité de la nef.

— C'est vrai qu'il a un air de famille avec Laximul, grommela Blade. Quel dommage qu'il n'ait pu nous accompagner... Nous aurions pu tirer parti de cette étrange ressemblance.

Plissant les yeux, il étudia rapidement la représentation de Kârdi autour de laquelle s'étaient réunis prêtres et novices. Il était difficile de croire qu'une telle créature ait pu exister sur la Terre, avec ses quatorze ou seize membres aux allures de tentacules, son corps oblong et massif, hérissé de piquants, et sa tête disproportionnée, presque humaine en dépit de l'expression de haine de ses yeux et des crocs agressifs qui dépassaient de sa bouche déformée par un hideux rictus.

Et cette statue bougeait. Elle devait peser plusieurs dizaines de tonnes, mais les quelque cent ecclésiastiques qui l'entouraient ne semblaient pas effectuer d'effort démesuré pour la pousser. Intrigué, Blade s'approcha sur la pointe des pieds — et découvrit que Kârdi était monté sur des dizaines de petites roues de métal, desquelles émanait l'atroce grincement qui emplissait à présent le temple.

Il s'apprêtait à rejoindre ses compagnons, quand un prêtre en robe noire, qu'il n'avait pas senti venir, apparut devant lui et lui prononça quelques mots sur le ton du reproche en désignant la statue. Blade n'avait pas besoin de parler la langue des Argondwa pour comprendre ce que voulait exprimer le nouveau venu. Baissant la tête sous son capuchon pour dissimuler la couleur trop pâle de sa peau, le Terrien alla prêter main-forte aux ecclésiastiques arc-boutés contre les poignées qui dépassaient du socle monté sur roulettes.

La statue avait traversé la moitié de la distance qui la séparait de l'extérieur, quand un nouveau groupe de prêtres apparut, sortant d'une galerie obscure. Au nombre d'une dizaine, vêtus de robes rouges, ils portaient un genre de palanquin tout recouvert de plumes, sur lesquelles reposait une blanche silhouette inconsciente.

Zlanilla ! Blade dut se faire violence pour ne pas se précipiter afin de s'assurer qu'elle allait bien. Ce n'était pas le moment. Le palanquin — sans nul doute la Couche de Plumes dont avait parlé l'Argondwa dont le Terrien avait pris les vêtements — dépassa la statue et se plaça sur son trajet, lui ouvrant la marche avec quelques mètres d'avance.

Blade jeta un coup d'œil circulaire, à la recherche de ses compagnons. Il ne tarda pas à deviner Baker et Owens, qui se déplaçaient silencieusement le long du mur, impossibles à repérer pour qui ignorait leur présence, mais Srumyadan demeurait invisible. Cela n'avait rien d'étonnant : le Draïv, sous le couvert de sa dissimulation, pouvait se trouver n'importe où.

Le palanquin franchit l'arche quasi gothique — un anachronisme de plus, songea le Terrien — et un immense hurlement monta de la foule massée sur la place. À nouveau, Blade fut obligé d'accomplir un effort surhumain pour ne pas intervenir immédiatement. Ce n'était toujours pas le moment — mais celui-ci approchait dangereusement.

La statue atteignit à son tour l'entrée du temple. Devant celui-ci s'étendait une esplanade en demi-cercle, d'une profondeur de trente mètres environ, qui s'achevait par le grand escalier au sommet duquel flambait le brasier. Zlanilla gisait toujours sur sa Couche de Plumes, que les prêtres en robe rouge avaient posée à terre, à côté de l'autel. Les sacrificateurs marchaient autour du palanquin, brandissant leurs couteaux aux lames étincelantes.

Tournant brièvement la tête, Blade vit que Baker et Red Owens étaient eux aussi sortis du temple par une petite issue secondaire. Ils se tenaient dans un recoin d'ombre, l'air hésitant. Et toujours aucune trace de Srumyadan...

Un prêtre glapit un ordre et la statue s'immobilisa, cinq mètres en arrière de l'autel. Alors, deux ecclésiastiques soulevèrent délicatement Zlanilla et la portèrent sur l'autel, sous les cris redoublés de la foule avide de sang, que l'approche du sacrifice et l'apparition de son dieu de haine rendait hystérique.

Autour de Blade, les membres du clergé qui avaient poussé la statue s'éparpillaient dans un désordre apparent. Le businessman en profita pour se rapprocher des deux autres Terriens, toujours tapis dans l'ombre, à qui nul ne semblait prêter la moindre attention :

— Tu as un plan d'action ? souffla Baker quand Ronny les rejoignit.

— Foncer dans le tas et profiter de l'effet de surprise, répondit celui-ci. Mais je donnerais cher pour savoir où se trouve Srumyadan.

Une main brune se posa sur son épaule. Le Draïv était là, tout sourire. Le sac à dos, ouvert, était posé à terre entre ses jambes.

— Où étiez-vous passé ? interrogea Blade.

— J'ai disposé quelques-uns de vos « objets » derrière la statue du dieu maudit Kârdi, répondit Srumyadan avec un parfait naturel. Ensuite, j'ai réuni les fils qui en sortaient et j'en ai attaché l'extrémité autour d'une chandelle. D'après mon estimation, les résultats ne devraient plus tarder...

Les trois Terriens le considérèrent avec stupeur.

Encore sous le coup de la surprise, Ronny jeta un coup d'œil à ce qui se passait autour de l'autel. Zlanilla était à présent attachée sur la pierre sombre, et les deux prêtres sacrificateurs dansaient autour d'elle, menaçants.

— Dépêchons-nous ! intima Blade.

Partiellement dissimulés par les pouvoirs de Srumyadan, les quatre hommes se partagèrent le contenu du sac à dos avant de se diriger vers le théâtre des opérations. Un novice en robe bleue, penché sur Zlanilla, lui faisait boire quelque chose dans une écuelle de terre cuite. Quand celle-ci fut vide, l'ecclésiastique se releva, l'air satisfait, et céda la place aux sacrificateurs.

La foule hurlait et gémissait, pleurait et insultait. Des milliers d'yeux avides brillaient dans la lumière dansante des torches et des flambeaux, des milliers de bouches haineuses réclamaient du sang, des milliers de bras s'agitaient, le poing fermé. Puis un prêtre en robe noire fit un geste — et le silence se rétablit sur la place ovale.

Le moment était venu.

Blade se sépara de ses compagnons et, silencieux, se mêla à la demi-douzaine de prêtres qui se tenaient entre la statue et l'autel. Pendant ce temps, Baker et Red Owens s'étaient eux aussi rapprochés, de façon à arriver à portée des deux fanatiques armés de couteaux. Srumyadan était bien entendu invisible, mais Blade savait exactement où il se trouvait.

Soudain, un objet surgi de nulle part atterrit dans le feu, provoquant un instant de flottement. Comme rien de plus ne semblait devoir se produire, les sacrificateurs haussèrent les épaules et, majestueux, levèrent leurs armes au-dessus de Zlanilla.

Baker et Owens plongèrent au même instant, plaquant à terre les deux prêtres sanguinaires. Profitant de la confusion, Blade se rua vers l'autel — pour découvrir que Zlanilla avait disparu !

Le Terrien demeura une fraction de seconde interdit, l'esprit vide, sans comprendre où avait pu passer la Zphemg aux cheveux d'or. Puis, simultanément, la lumière se fit dans son esprit, tandis que les vingt kilos de feux d'artifice que Srumyadan avait jetés dans le brasier détonaient, projetant dans le ciel nocturne d'hallucinantes gerbes de couleurs incendiaires.

Un rugissement de surprise et de colère monta de la foule. Blade sentit qu'on lui prenait la main et qu'on l'entraînait vers le temple. Srumyadan n'avait pas perdu de temps. Baker et Owens suivaient, quelques mètres en arrière, brandissant les couteaux qu'ils avaient arrachés aux sacrificateurs.

— Où est passé Zlanilla ? demanda Will sans cesser de courir.

— Elle s'est évaporée, répondit Ronny. Je suppose qu'elle a quartdetourné en reprenant connaissance.

Quartdetoumé ? répéta le « pacha » rouquin. Je croyais que...

II ne termina pas sa phrase. Un javelot venait de l'atteindre dans le dos. Owens tomba à genoux, le visage déformé par la souffrance. Se tordant le bras, il réussit à atteindre la hampe de l'arme plantée entre ses côtes et la brisa d'un geste sec, avec un sourd grognement. Un deuxième javelot passa à deux doigts de sa tête avant de rebondir contre la statue de Kârdi. Owens se remit sur pied et, plié en deux, rejoignit ses compagnons qui l'attendaient à une dizaine de mètres de là.

Tous venaient de repartir en courant, poursuivis par une horde de prêtres furieux, quand les feux d'artifice installés par Srumyadan derrière la monstrueuse statue partirent à leur tour, projetant des langues de lumière multicolore.

Le clergé du dieu de haine se figea comme un seul homme. Saisissant l'une des torches plantées sur le socle de la statue, Blade embrasa les mèches de quelques fusées et lança celles-ci en direction des Argondwa, aussitôt imité par ses compagnons. Des serpents d'étincelles ne tardèrent pas à se tordre sur le sol de pierre sombre, accroissant le désarroi des prêtres.

— Nous prenons le même chemin qu'à l'aller, décida Ronny en pénétrant dans le temple.

A peine avait-il effectué quelques pas qu'une silhouette gesticulante émergea de la pénombre qui régnait dans l'édifice religieux. Blade leva un bras pour parer un coup éventuel, le baissa en reconnaissant Léopold M'Baman, sur la joue duquel coulait un ruisseau de sang écarlate.

— Pas d'issue par là ! cria l'Africain. Nous sommes pris à revers ! Je suis venu vous avertir...

— Il faut ressortir, dit Baker. Ce temple est un piège.

Le petit groupe rebroussa chemin, marchant droit sur la cinquantaine de représentants du clergé local. Les feux d'artifice jetés dans les flammes par le Draïv avaient tous été consumés, et ceux placés derrière la statue agonisaient. Réunissant la poignée de fusées qui leur restait, Owens en enflamma les mèches et les projeta avec force en direction des prêtres qui se dispersèrent sous les huées de la foule. Épaule contre épaule, les cinq hommes foncèrent alors droit devant eux, bousculant les ecclésiastiques qui ne se garaient pas assez vite.

Ils se retrouvèrent au voisinage de l'autel, sous les regards furieux des Argondwa assemblés. Il n'y avait aucune issue en vue. Les Terriens et le Draïv étaient pris entre une foule de cinq mille personnes avides de sang et une centaine de prêtres qui, lorsqu'ils auraient recouvré leur calme, ne songeraient qu'à leur faire payer l'interruption de la sanglante cérémonie. Quant à filer par les côtés, il ne fallait pas y songer : des guerriers armés de javelots bloquaient les seuls passages praticables.

— Nous allons mourir, dit paisiblement Srumyadan. Il faudra bien une main de victimes aux Argondwa pour compenser la perte de celle qu'ils avaient choisie.

— Une main ? répéta Owens.

— Il veut dire cinq, expliqua Baker.

La foule se mit subitement à scander « Kârdi ! Kârdi ! » Se retournant, Blade constata que le clergé local s'était ressaisi. Une rangée de prêtres armés de gourdins s'avançait vers les cinq hommes, une expression féroce sur le visage.

— C'est la fin, haleta Baker.

— Nous nous battrons jusqu'au bout, hoqueta Owens en ramassant un javelot avec une grimace de douleur. Autant laisser un souvenir mémorable à ces sauvages !

Et, le torse bombé, il marcha à la rencontre de leurs adversaires.

A peine avait-il parcouru la moitié de la distance qui l'en séparait qu'une aveuglante lumière blanche inonda le parvis du temple. Levant la tête, le spationaute crut reconnaître les puissants projecteurs de proue de la Chronolyse. La navette était de toute évidence en train de descendre vers le sol, soutenue par ses champs anti-g.

— On dirait que Laximul a réussi à triompher de la « protection » du jaïgg, commenta Baker avec soulagement.

Blade braqua son paralysateur vers l'un des Argondwa qui se débandaient en hurlant de terreur.

— Pourtant, mon paralysateur ne fonctionne toujours pas, constata-t-il, le front plissé.

— N'est-ce pas celui que tu as « bricolé » pour allumer le feu, dans le marais des Draïvs ? demanda Will.

Ronny acquiesça, une étrange lueur dansant au fond de ses yeux sombres, puis fit glisser précipitamment le petit volet qui, sur le côté de l'arme, donnait accès aux entrailles électroniques de celles-ci. Un sourire se dessina sur ses lèvres au bout de quelques secondes. Il modifia quelque chose dans les branchements qu'il avait sous les yeux, referma le volet et paralysa deux prêtres retardataires.

— Je m'étais trompé dans les branchements, avoua-t-il. Inversion des polarités.

Pendant ce temps, le petit vaisseau avait interrompu sa descente à une douzaine de mètres du sol. Un léger chuintement indiqua qu'un sabord s'ouvrait — et, soudain, Laximul fut là, flottant dans les airs sur une plaque dégravitée qui servait en temps normal à transporter les containers.

Les prêtres prirent leurs jambes à leur cou avec un parfait ensemble, tandis que la foule, hurlant d'une soudaine terreur, s'éparpillait en tous sens.

Laximul atterrit en douceur près des cinq hommes. Un rire tonitruant secouait sa grande carcasse.

— Je me suis rarement autant amusé, dit-il entre deux hoquets. Dites donc, vous ne trouvez pas qu'il me ressemble, ajouta-t-il, ses cinq yeux fixés sur la statue de Kârdi. Mais il est moins beau que moi ! conclut-il en agitant frénétiquement les oreilles.

CHAPITRE IX

Zlanilla aimait les enfants. Même les nouveau-nés Twor-Xenk, qui ressemblaient à des cafards de trente centimètres de long avec leurs longues antennes et leurs élytres bruns, trouvaient grâce à ses yeux. Et les petits Sav'Orloff, qui tenaient du koala, du panda et de l'ourson, la faisaient littéralement fondre de tendresse.

La marmaille piaillante qui l'accompagnait dans sa visite du village était donc à ses yeux une charmante bande d'enfants joyeux, et non un groupe de « sales gosses braillards », comme l'aurait sans nul doute formulé Andy Sherwood. En dépit de l'environnement malsain, garçons et filles respiraient la santé, avec leurs dents blanches, leurs yeux brillants et leur peau d'un beau brun sombre.

Soudain, les enfants s'égaillèrent en criant un mot que Zlanilla n'avait pas encore entendu. Cela sonnait comme Ergondwa, ou quelque chose dans le genre. Intriguée — et aussi quelque peu alarmée par la subite panique qui s'était emparée de la vingtaine de gamins —, elle tourna la tête vers la gauche.

Une main brune plaqua un emplâtre d'herbes sur sa bouche et ses narines alors qu'elle était en pleine inspiration. Elle bloqua instantanément ses poumons, par réflexe, mais l'odeur écœurante des végétaux avait déjà envahi son système respiratoire.

Instantanément, lui sembla-t-il, elle se retrouva étendue sur une surface de pierre tiède. Des liens semblaient entraver ses membres, son flanc droit recevait des bouffées d'une forte chaleur, des créatures vivantes se déplaçaient à proximité.

Des clameurs au son désagréable, émises par des gosiers humains, s'élevèrent soudain. Zlanilla ouvrit les yeux, toute sa lucidité recouvrée.

Deux hommes vêtus de robes blanches drapées d'une façon compliquée brandissaient au-dessus d'elle des couteaux aux lames impressionnantes, qu'ils étaient visiblement sur le point de plonger dans son corps immobilisé.

Au même instant, une formidable explosion accompagnée de chuintements sardoniques fit vibrer le sol.

Zlanilla n'attendit pas une fraction de seconde supplémentaire pour quartdetourner loin de cet enfer.

Laximul ne comprenait pas. Or, comme tous les Gnekshares, il détestait ne pas comprendre. Cela le mettait dans un état de grande nervosité et sa longue queue préhensile s'agitait tellement dans ces moments-là qu'elle le gênait pour réfléchir — retardant donc le moment où de l'obscurité jaillirait la lumière.

Le problème était pourtant simple. Il avait effectué l'analyse des copeaux de métal prélevés sur le jaïgg de la ville par Léopold M'Baman — et il n'avait rien trouvé qui montrât une quelconque action de cette matière sur le fonctionnement des appareils utilisant l'énergie électrique. Par contre, certaines molécules étranges dispersées dans la masse métallique — pas plus d'un millier par centimètre cube — agissaient de toute évidence sur la nature de l'espace-temps, « recourbant » notamment nos trois dimensions d'une façon qui laissait Laximul infiniment perplexe.

Ce jaïgg était vraisemblablement différent de celui du village — lequel neutralisait certains aspects de l'électricité, ou les distordait suffisamment pour rendre inopérants paralysateurs et moteurs anti-g. Mais ce dernier effet dépendait-il du métal lui-même, de la pierre précieuse sertie dans le front de la statue ou de la forme de celle-ci ?

Dans cet ultime cas, en prélevant quelques grammes de la matière dont elle était constituée, Léopold avait parfaitement pu « dégrader » l'action exercée par le jaïgg...

Laximul ?

Le Gnekshare poussa un grondement de surprise qui fit trembler le poste de pilotage — lequel fut encore plus secoué lorsque l'énorme extraterrestre se retourna brutalement, pour découvrir une Zlanilla aussi nue qu'au jour de sa naissance, dont le corps blanc était maculé de taches sombres et portait des traces de meurtrissures aux chevilles et aux poignets.

— Vous vous êtes évadée ? haleta-t-il. En quartdetournant ? Mais alors...

La Zphemg lui donna un grand coup de poing amical sur le sommet du crâne.

— Vous pouvez m'expliquer ce qui se passe ? demanda-t-elle. Je n'y comprends rien. Je me promenais dans le village et j'ai dû être agressée — et perdre conscience, je suppose. Quand je suis revenue à moi, deux espèces d'hurluberlus affublés de robes étaient sur le point de m'ouvrir le ventre...

— Vous avez été enlevée par un peuple nommé les Argondwa, expliqua Laximul. Ce sont des « cousins » des Draïvs, les habitants du village. Ils avaient l'intention de vous sacrifier à leur dieu Kârdi. Leur ville est protégée par une statue analogue à celle du village, nous pensions ne pas pouvoir utiliser la navette — et nos compagnons sont partis essayer de vous libérer.

— Vous voulez dire qu'ils sont là-bas ? s'écria Zlanilla.

— Exactement — et en mauvaise posture, de toute évidence. Ce ne sont pas les feux d'artifice qu'ils ont emportés qui les tireront d'affaire. Si seulement j'avais pu deviner plus tôt...

— Deviner quoi ?

— L'analyse d'un fragment de la statue et le fait que vous ayez réussi à quartdetourner semble indiquer que ce jaïgg — un mot qui doit signifier « protecteur » dans la langue des Draïvs — n'a aucune influence sur l'appareillage électrique. Il se contente de rendre la ville invisible par une distorsion tridimensionnelle.

— Vous voulez dire que nous pourrions utiliser la Chronolyse pour les tirer de là ?

— J'en suis pratiquement certain, assura le Gnekshare en plissant ses cinq yeux. Malheureusement, il n'y a personne pour la piloter...

— J'ai suivi quelques cours..., murmura Zlanilla.

Le commandant Owens est un excellent professeur. Mais je ne sais pas si j'arriverai à faire voler cette navette sans autre aide que celle du pilote automatique. (Elle serra ses petits poings.) Je dois essayer. Qu'en pensez-vous, Laximul ?

— Je vous suis quoi que vous fassiez, assura l'interpellé.

La Zphemg prit place dans le grand fauteuil où siégeait habituellement Red Owens et inspecta les commandes. Le Gnekshare vint s'étendre à ses côtés, les jambes relâchées, les oreilles et la queue s'agitant furieusement. Il expliqua rapidement où se trouvait la ville, d'une voix surexcitée qui grondait comme le tonnerre.

Zlanilla tapa quelques instructions sur le clavier du maître-ordinateur. La Chronolyse s'enleva doucement du sol. Arrivée à une altitude de vingt mètres, elle s'immobilisa. La Zphemg poussa alors vers l'avant la manette des gaz, jusqu'au premier cran. Les minicro-réacteurs démarrèrent, propulsant la navette à une vitesse de trente kilomètres à l'heure. Quand elle se retrouva au-dessus du ravin, Zlanilla coupa les gaz et demanda au maître-ordinateur de diminuer l'action des anti-g. Le long fuseau de métal brillant se mit à descendre vers le fond de l'abîme.

Soudain, les écrans parurent vaciller. Quand l'image redevint normale, une ville apparaissait sous le ventre du vaisseau, nettement révélée par les infrarouges.

— Nous sommes à l'intérieur du périmètre de protection du jaïgg, commenta Laximul. Pourtant, tout fonctionne parfaitement. Ne perdons plus un instant !

Zlanilla, pendant ce temps, n'avait eu aucun mal à repérer l'autel sur lequel elle gisait, entravée, quelques minutes auparavant. Le brasier en partie éparpillé par l'explosion des feux d'artifice était une tache aveuglante en vision IR. Agissant toujours avec prudence, malgré la hâte qu'elle éprouvait, elle dirigea la navette vers le parvis du temple, survolant en silence les remous furieux de la foule.

— Allumez les projecteurs ventraux, conseilla le Gnekshare. Ils vont connaître la peur de leur vie.

— Vous croyez que cela suffira à les disperser ? demanda Zlanilla, incrédule.

— Non, mais cela créera le climat propice pour l'épouvante finale. Le dieu en personne va leur rendre une petite visite.

La Zphemg le regarda sans comprendre. Amusé, Laximul désigna avec l'extrémité de sa queue l'énorme statue entourée de flambeaux qui trônait à l'entrée du temple.

— On dirait vraiment un Gnekshare, gronda-t-il. Sur le moment, je m'y suis moi-même laissé prendre. Vu l'ambiance qui règne en bas, je ne devrais pas avoir trop de mal à faire illusion, je pense... Je cours dans la soute me préparer pour mon « apparition ». Quand vous aurez allumé les projecteurs, descendez à une dizaine de mètres d'altitude et attendez la suite des événements. Ne quartdetournez surtout pas dans cette confusion ; vous risqueriez de prendre un mauvais coup.

Zlanilla le dévisagea avec surprise. Elle n'avait jamais envisagé qu'un hermaphrodite pût faire preuve de ce genre de machisme.

— Dépêchez-vous, au lieu de décider à ma place, répliqua-t-elle, acerbe. Vous avez vu qui se tient au milieu de parvis, entouré de toutes parts ?

— Par le Foin d'Hiver de Guttlera ! gronda Laximul en quittant précipitamment le poste de pilotage, d'un pas qui évoquait une charge d'éléphants.

Les Argondwa furent littéralement terrifiés par l'apparition de celui qu'ils prenaient pour leur dieu. Au bout d'une minute, il n'en restait pas un seul à proximité et la place se vidait bruyamment par les issues les plus éloignées du temple. Les prêtres et les novices, eux, s'étaient réfugiés dans les profondeurs de celui-ci, tremblant de tous leurs membres.

Zlanilla vérifia le réglage du stabilisateur automatique et quartdetourna...

... Pour réapparaître dans les bras de Ronny Blade, qui vacilla sous ce poids inattendu. Les deux amants échangèrent un long baiser sous les rires et quolibets amicaux de leurs compagnons.

— J'ai cru ne jamais te revoir, dit le Terrien, écartant ses lèvres de celles de la Zphemg.

Zlanilla ne répondit pas que les journées d'angoisse qu'il avait vécues n'avaient, pour elle, duré que quelques secondes. Leur second baiser fut plus long encore que le premier. Seul le bruit d'un javelot rebondissant près d'eux sur les dalles y mit fin.

— Ils commencent à se réveiller, tonna Laximul. Bouh ! rugit-il en effectuant un souple bond de quelques mètres en direction des deux prêtres qui s'étaient courageusement avancés à découvert.

Tous s'effondrèrent de rire en voyant les deux Argondwa détaler de toute la vitesse de leurs jambes. La cascade tonitruante de l'hilarité du Gnekshare provoqua une accélération de leur course. Cette subite précipitation fit que l'un d'eux se prit les pieds dans sa robe et effectua une chute à l'aspect hautement burlesque, laquelle déclencha des rires redoublés.

— Filons d'ici, décida Baker. Nous n'avons plus rien à y faire.

— Si, corrigea Blade, il nous reste une chose à faire. (Il se tourna vers Srumyadan.) J'aimerais emporter le jaïgg qui protège cette ville. Y voyez-vous une quelconque objection ?

— Pas la moindre, répondit le Draïv. Faites comme vous le voulez. Ces gens-là ne méritent pas de jouir des bienfaits d'un jaïgg, de toute manière.

— Je m'en occupe, annonça Zlanilla. Où est cette statue ?

Léopold le lui expliqua brièvement et la Zphemg disparut avec un petit signe à l'adresse de Ronny. Quelques secondes plus tard, la Chronolyse commença à descendre vers le sol. Un sabord pressurisé s'ouvrit, une passerelle se déplia et tous montèrent à bord — sauf Laximul, qui était déjà dans la soute, monté sur son disque anti-g.

Zlanilla les attendait dans le poste de pilotage, assise aux commandes. Elle se leva pour les laisser à Red Owens lorsque celui-ci entra.

— Continuez, dit celui-ci. Vous vous en tirez parfaitement. Pour ma part... Eh bien, je crois que j'ai besoin de soins, conclut-il en désignant la tache sombre qui s'élargissait sur sa combinaison.

Zlanilla pâlit à la vue du sang, puis, se ressaisissant, empoigna la manette qui tenait lieu de « manche à balai » lors des vols atmosphériques et enleva dans les airs la navette, tandis que Léopold aidait le pacha blessé à gagner le médibloc dernier modèle de la Chronolyse.

— Où allons-nous ? interrogea-t-il.

— Déposer Srumyadan le plus près possible de son village, répondit Laximul. Mes amis, j'ai le plaisir de vous annoncer que nous allons pouvoir rentrer chez nous aujourd'hui même !

Tous considérèrent avec stupeur l'énorme extraterrestre à la trogne de gargouille alcoolique.

— Je croyais que vous en aviez pour plusieurs jours de tests et de travail ? s'enquit Baker.

— Je voulais vous faire la surprise. En fait, j'avais déjà fini hier soir ; même Léopold n'était pas au courant. J'ai d'ailleurs profité de votre absence pour effectuer un test — un petit saut trente jours dans l'avenir. C'est là que j'ai deviné que vous alliez emporter le jaïgg : la ville des Argondwa apparaissait nettement sur les écrans. Le chronodéphaseur nouvelle manière fonctionne à merveille. Nous n'avons plus qu'à le régler sur le mois de mars 2388 et à mettre le cap sur Cybunkerp pour sauver votre ami. N'est-ce pas merveilleux ?

Tous en convinrent avec soulagement. Seul Srumyadan avait du mal à suivre les explications du Gnekshare. Le front plissé, les yeux mi-clos, il semblait concentré au maximum pour comprendre de quoi il retournait.

— Vous voulez dire que vous venez du futur ? interrogea-t-il enfin.

— Oui, de très loin dans l'avenir, acquiesça Blade. Je vous demande de garder cela pour vous. Si vous en parliez autour de vous, votre avenir — qui est notre présent — pourrait en être changé.

— Vous pouvez compter sur moi, assura le Draïv.

Je ne saisis pas très bien ces concepts, mais je ne voudrais rien faire qui puisse vous causer le moindre tort : vous avez débarrassé mon peuple des Argondwa !

— Comment cela ? demanda Baker.

— Toutes les cités du Gondwana avaient leur jaïgg. Privée du sien, cette ville va dépérir, s'étioler — et finalement mourir. De plus, l'intervention de Laximul va certainement porter un coup mortel au culte maudit de Kârdi — et, donc, aux sacrifices ! Leur dieu de haine descendant du ciel à l'aide d'une machine de lumière pour sauver la victime désignée pour le sacrifice... Très mauvais pour les prêtres. Très, très mauvais.

Les passagers de la Chronolyse tinrent une rapide conférence après avoir déposé Srumyadan à quelques heures de marche de son village. À l'issue de laquelle il fut décidé d'effectuer la traversée vers Cybunkerp avant de tenter le grand saut vers leur époque. La navette mit donc le cap vers la planète où elle serait construite dix mille ans plus tard.

Quand elle l'atteignit, une trentaine d'heures plus tard, Red Owens réveilla ses compagnons — qui, à part Laximul, dormaient dans leurs cabines du sommeil du juste — et annonça qu'il allait s'allonger pour la transition temporelle, avant de s'exécuter d'un pas lourd.

Un quart d'heure plus tard, tous prenaient place dans les fauteuils anti-g, tandis que le Gnekshare peaufinait les réglages du chronodéphaseur.

— Je pense que nous ne ressentirons aucun malaise, annonça-t-il. J'ai également « adouci » la transition temporelle.

— Vous l'avez constaté lors du test ? interrogea Baker.

— Oui. C'était un effet secondaire prévisible, mais au sujet duquel je ne pouvais avoir aucune certitude tant que mes calculs demeuraient au stade de la théorie.

— Mais qu'avez-vous bricolé, exactement ? s'enquit Blade.

— Puisque la gravité influait sur le négateur d'entropie, j'ai « isolé » celui-ci grâce à un champ non-g produit par un générateur de pesanteur artificiel. Il me suffit de faire varier les paramètres de ce champ pour « régler » la distance temporelle. Naturellement, au moment du saut dans le temps, il est nécessaire que tout le vaisseau soit isolé du reste du cosmos par un écran protecteur et possède un champ de gravité propre. Ce qui ne pose aucun problème avec la petite merveille à bord de laquelle nous nous trouvons, qui vaut largement tous les éclaireurs vlooshs !

« Je suis prêt. L'êtes-vous ? »

Tous acquiescèrent, quelque peu tendus en dépit de la confiance et de la bonhomie dont faisait preuve Laximul.

Celui-ci abaissa une manette.

Blade eut l'impression que l'intérieur de son crâne se vidait. Ses pensées étaient légères, aériennes, impalpables... Puis tout redevint normal.

— C'est déjà fini ? s'enquit Baker.

Laximul ouvrait la bouche pour lui répondre, quand le vidéocom grésilla. Blade accusa réception d'un index machinal. Le visage d'un officier de la Spatiale apparut sur l'écran.

— Vaisseau inconnu, identifiez-vous ! Je répète...

— Ici Ronny Blade et William Baker, à bord de la Chronolyse, immatriculée 7-7-1-G-H-B-4-2, port d'attache Clarketown (Mars), répondit le businessman. Nous demandons l'autorisation d'atterrir à Mozart.

Une expression suspicieuse apparut sur le visage du militaire.

— Blade et Baker de la B and B Co ? interrogea-t-il. Vous leur ressemblez, d'accord, mais je les croyais dans le Système solaire, en ce moment...

— Nous essayons un nouveau prototype sorti de nos chantiers de Cybunkerp, expliqua Ronny, ne mentant au fond qu'à moitié. Nous avons eu quelques... problèmes et il est nécessaire que nous... (Son regard tomba sur la montre que son interlocuteur portait au poignet.) Que dis-je ? Il est vital que nous atterrissions immédiatement... N'est-ce pas, Red ? ajouta-t-il à l'intention du roux commandant qui venait d'entrer dans le poste de pilotage.

— Oui, bien sûr, naturellement, débita Owens d'une voix peu convaincante, avant de voir lui aussi la date et l'heure affichées sur la montre de l'officier de la Spatiale. C'est très urgent ! reprit-il avec plus de vigueur. Nous avons à bord un Gnekshare gravement malade, qu'il convient de soigner au plus vite !

— Un quoi ? interrogea le militaire.

— Un Gnekshare, répéta Red Owens. Ce sont des créatures très fragiles, ajouta-t-il, pince-sans-rire, originaires de la Confédération des Quatorze Races. Il a besoin de soins...

— De quel genre de soins ?

Le spationaute demeurant sans voix, ce fut Ronny Blade gui répondit, entrant dans le jeu de son associé :

— Ecoutez, colonel... La présence de Laximul — car tel est son nom — doit absolument demeurer secrète. Les Quatorze Races n'ont pas encore noué de relations diplomatiques officielles avec notre confédération. Le Gnekshare qui nous accompagne est un genre d'ambassadeur officieux, venu se faire une idée de ce à quoi ressemble notre société. Nous avons également avec nous Zlanilla Axolontey, membre du Conseil des Quatorze Races et responsable des négociations préliminaires à l'amorce d'échanges fructueux pour les deux parties. Il serait très ennuyeux que la presse ait vent de leur présence sur Cybunkerp ; elle pourrait en tirer des conclusions erronées qui risqueraient de nuire à la création de liens durables entre nos deux confédérations interstellaires.

L'officier parut ennuyé. Il se demandait visiblement comment gérer une telle situation. La circulation d'extraterrestres appartenant à des espèces étrangères à l’« empire » terrien était en effet sévèrement réglementée, pour des raisons évidentes de sécurité. Cependant, les natifs de la Confédération des Quatorze Races ne pouvaient être considérés comme des étrangers ordinaires — en raison, notamment, de la puissance et du niveau scientifique de leur État. De plus, depuis leur participation à la résistance lors du coup d'Etat fomenté par des militaires félons[17], Blade, Baker et Owens étaient très bien considérés dans les hautes sphères politiques. Tous ces arguments, devinait Ronny, se bousculaient dans l'esprit du colonel.

— Très bien, dit enfin celui-ci. Autorisation d'atterrir accordée. Sur quel astroport désirez-vous vous poser ?

— La C.C.I.R. possède un terrain privé, à quelques dizaines de kilomètres de Mozart. En temps ordinaire, seuls les prototypes s'en servent, ce qui nous fournira une parfaite couverture, notre vaisseau pouvant en effet tout à fait passer pour un appareil d'essai. Notre escale sur Cybunkerp doit demeurer inconnue de tous, je compte sur vous pour ne pas l'ébruiter.

— N'ayez crainte, assura l'officier. Il y aura cependant vos « états de service », je suis obligé d'envoyer quelques hommes effectuer une visite de votre vaisseau à votre arrivée sur la planète. Ils vous attendront sur place.

— Très bien, fit Blade, nullement enchanté par cette perspective, tant à cause du jaïgg subtilisé dans la ville des Argondwa que du mécanisme du chronodéphaseur, qui ne manquerait certainement pas d'intriguer les militaires chargés de la fouille de la Chronolyse. Nous nous soumettrons de bonne grâce à cette formalité...

—... De pure routine, soyez-en assurés ! intervint le colonel. Mais le règlement est le règlement, vous le savez...

Il termina sur quelques politesses de forme et coupa la communication. Blade se tourna vers le Gnekshare dès que l'image de l'officier eut disparu de l'écran.

— Eh bien, Laximul, je crois que vous allez devoir jouer les malades ! dit-il avec bonne humeur.

Red Owens posa en douceur la navette sur le petit astroport, parmi les prototypes des modèles qui seraient commercialisés dans les années à venir. À peine les stabilisateurs de la Chronolyse s'étaient-ils éteints qu'un groupe de membres de la « Spatiale » se dirigea vers elle, mené par un jeune lieutenant au sourire sympathique. Comme l'avait dit le colonel, quelques minutes plus tôt, la visite fut purement symbolique. Certes, le lieutenant posa quelques questions au sujet de l'appareillage compliqué du chronodéphaseur, mais il ne fit aucune remarque au sujet du jaïgg, qui trônait au milieu de la cabine de Blade, posé sur un socle improvisé.

L'inspection terminée, les passagers de la Chronolyse furent autorisés à débarquer. Les militaires repartirent pour leur base à bord d'un glisseur frappé des couleurs de leur arme au moment où arriva Bertram A. Gunn, le directeur de la Compagnie Cybunkerpienne de Recherches et d'Investissement, que les trois associés avaient prévenu par télévisionneur de leur arrivée-surprise.

— Nous savons qu'Andy Sherwood est en danger, lui dit immédiatement Ronny Blade. En fait — ne me demandez pas comment — nous avons appris qu'il serait assassiné vers deux heures du matin à un endroit donné des bas-fonds. Il ne nous reste que trois quarts d'heure pour y arriver.

— Je vais vous emmener, déclara Gunn en ébouriffant ses cheveux emmêlés.

Les trois associés montèrent à bord de son glisseur, laissant la Chronolyse sous la garde de Léopold M'Baman et de Laximul — lequel avait joué à la perfection son rôle de grand malade lors de la visite des militaires, poussant des gémissements à fendre l'âme et à briser les tympans dès que l'un d'eux s'approchait de lui.

— Où allons-nous ? demanda Gunn.

— A l'angle de l'allée de la Nébuleuse-de-l'Araignée et de la ruelle Charles-Harness, répondit Baker en consultant son micro-ordinateur de poche.

Le directeur de la C.C.I.R. engagea le glisseur sur une voie rapide qui contournait la ville par le sud, longeant la surface vitrifiée de l'astroport commercial. Pendant le voyage, Ronny lui expliqua à quel point il était nécessaire de demeurer discret sur leur présence sur ce monde.

— Nous avons l'intention de laisser croire à la mort d'Andy, voire de procéder à un enterrement factice, conclut-il. Ainsi, peut-être pourrons-nous tromper ceux qui veulent sa mort. En fait... (Un sourire ironique étira ses lèvres.) Vous devrez nier nous avoir vu même si c'est l'un de nous qui vous pose la question !

Bertram Gunn lui jeta un regard interloqué, mais assura qu'il se conformerait à ces instructions, aussi curieuses qu'elles puissent lui paraître.

Il était deux heures moins huit quand le glisseur s'arrêta devant l'entrée d'une étroite rue piétonne, à la lisière du quartier rouge de Mozart. Celui-ci s'étendait entre l'astroport et la ville proprement dite, au pied d'une hauteur sur laquelle se dressaient les tours baroques du quartier des hôtels ; la rue en question paraissait faire le tour de la colline, à mi-hauteur.

— L'allée de la Nébuleuse-de-l'Araignée, annonça Gunn. Elle coupe la rue Charles-Harness à une centaine de mètres. Nous aurions pu y aller en glisseur, mais je suppose que vous désirez une arrivée discrète ?

Blade lui donna une tape amicale sur l'épaule.

— Gagné, dit-il. Maintenant, il n'y a plus de temps à perdre. Andy doit être en train de se diriger vers sa mort, à l'heure qu'il est. Tenter de l'intercepter en chemin risquerait de faire que nous le manquions. Je propose que nous nous rapprochions plutôt du lieu de l'embuscade.

Les trois associés et Zlanilla s'engagèrent dans la ruelle, suivis d'un Bertram A. Gunn bouillant d'excitation et de curiosité. Au bout de quelques dizaines de mètres, Blade tira son paralysateur, aussitôt imité par Baker et Red Owens. La Zphemg, elle, n'avait pas besoin d'arme. Quant au directeur de la C.C.I.R., il surprit tout le monde en exhibant un tétaniseur dernier modèle, capable de neutraliser n'importe quel nombre d'adversaires en une fraction de seconde, dès lors que son champ de diffraction était correctement réglé.

Ils approchaient de l'angle des deux rues. Avisant un groupe de bennes à ordures, Blade indiqua à Red Owens de se dissimuler entre elles. Gunn s'installa, également sur son ordre, une demi-douzaine de pas plus loin, dans l'embrasure d'une porte cochère de laquelle il avait une vue parfaite sur le futur théâtre de l'action. Baker et Zlanilla, quant à eux, emboîtèrent le pas au businessman quand il traversa le carrefour en courant, tous les sens aux aguets.

— Tu as vu ? demanda-t-il à son associé quand ils furent à l'abri derrière une rangée de poubelles. Il y avait au moins deux types cachés dans un renfoncement.

— Pourquoi ne pas nous en débarrasser tout de suite ? interrogea Baker. Cela augmenterait les chances de survie d'Andy, non ?

— Je crains que nous n'ayons plus le temps, murmura Blade. Tu entends ce pas, dans la rue Charles-Harness ? C'est celui d'Andy, je le reconnaîtrais entre mille.

— Il n'est pas seul, intervint Zlanilla. Une femme chaussée de talons aiguille l'accompagne.

— Rien d'étonnant à cela, commenta Ronny. Nous savions, d'après les témoins, qu'une mystérieuse femme brune s'est enfuie au moment du meurtre.

— Mystérieuse, tu parles ! souffla Baker.

Il désignait la splendide créature, en microjupe de plastique blanc et bustier translucide rehaussé de dentelle vurnéenne, qui venait d'apparaître dans leur champ de vision, enlacée par un Andy Sherwood apparemment sous son charme. Blade, suivant la direction qu'indiquait l'index de son associé, poussa un juron étouffé.

— Gloria Booth ! murmura-t-il d'une voix incrédule. Comme on se retrouve... Zlanilla, tu assures la sécurité d'Andy... au cas où. Nous nous chargeons de ses agresseurs.

Et il démarra au pas de course, son paralysateur à la main, aussitôt imité par Baker qui, pour une fois, ne rechignait pas devant un peu d'action.

Sherwood poussa soudain sa compagne de côté et se jeta derrière un container à déchets. Un rayon thermique fulgura dans la nuit, le manquant de quelques centimètres. Gloria Booth courait droit sur Red Owens. Un deuxième rayon ardent frappa le container qui protégeait Andy. Un troisième dard de lumière concentrée venait de crever l'obscurité quand Blade et Baker se ruèrent droit devant eux, plongeant soudain en avant et roulant sur eux-mêmes pour se redresser au milieu du carrefour, arrosant aveuglément la rue où se trouvaient les assassins, qui n'eurent pas le temps de faire à nouveau usage de leurs armes. Pendant ce temps, le « pacha » aux cheveux de flamme s'était emparé de la jeune femme brune, qui se débattait en l'injuriant. Un chuintement, sur sa gauche, attira l'attention de Blade. Bertram Gunn faisait usage de son tétaniseur.

Reportant son attention sur la rue, face à lui, le businessman constata que trois hommes vêtus de noir gisaient sur le sol, inconscients. Tout était fini. Derrière le container éventré par la deuxième décharge thermique, Sherwood se relevait, une expression d'incompréhension sur son visage rasé de près. Red Owens se dirigeait vers Blade et Baker, traînant par les poignets une Gloria Booth furibonde, qui le traitait de noms d'oiseau fort déplacés dans une si jolie bouche !

Blade se pencha sur l'un des hommes et retira la cagoule qui masquait son visage. Il ne l'avait jamais vu, mais son faciès prognathe était celui d'une brute épaisse. Passant au second, il effectua la même opération — et retint un cri de surprise en découvrant ses traits crispés par la paralysie.

— Phil l'Echo, annonça-t-il.

— Le second du Dragon Rouge ? fit Zlanilla, qui venait de se rematérialiser à ses côtés. Mais alors, cela signifie que le vaisseau pirate a réussi à regagner la confédération terrienne !

— Ça m'en a tout l'air, grommela Andy Sherwood en les rejoignant, accompagné de Baker et Gunn. Comment avez-vous su qu'il allait s'en prendre à moi ? Et, surtout, comment avez-vous fait pour arriver à temps ? Je vous croyais dans le Système solaire.

— Mais nous y sommes en ce moment même, assura Ronny. C'est une histoire longue et compliquée, mon vieil Andy, ajouta-t-il face à la mine ahurie de son ami. Nous te la raconterons plus tard. Pour le moment, il convient d'éviter les paradoxes. Gunn, vous avez votre phone portable sur vous ?

En guise de réponse, le directeur de la C.C.I.R. acquiesça et montra un petit combiné multi-usages.

— Appelez la police, reprit Blade. Dites-leur qu'il y a ici un joli lot de crapules à coffrer — et demandez-leur surtout d'être discrets.

Hochant la tête, Gunn entreprit de composer le numéro d'urgence des forces de police de Mozart. Pendant ce temps, le businessman s'était tourné vers Gloria Booth.

— Gloria Booth, encore toi ! Je croyais que tu purgeais une peine de dix ans de prison au bagne de Kezlar ? lança-t-il sèchement.

La jeune femme, dont la beauté ne semblait pas avoir souffert du passage des années, lui adressa une grimace hargneuse.

— On m'a accordé d'être libérée sur parole pour bonne conduite voici deux mois, cracha-t-elle, rageuse.

— Et, à peine sortie, il faut que tu te mettes dans de vilains draps..., commenta Baker. Il semblerait que la détention n'ait pas ajouté un gramme de plomb dans la cervelle de ton égérie de Joklun-N'Ghar, Ronny...

— Égérie ? s'écria Zlanilla, une pointe de jalousie dans la voix.

— J'ai eu... disons une « aventure » avec cette jeune personne, lors de notre premier séjour sur Joklun-N'Ghar, voici une dizaine d'années, expliqua Blade. Elle participait, avec son amie Sylvia Wendel, elle aussi originaire de Wondlak, au plan de Bert Woodson pour assassiner le gouverneur Gaynor. Ces individus peu recommandables comptaient prendre le contrôle de la planète — et de sa population, qu'ils espéraient exploiter jusqu'à son dernier souffle[18].

« Quel dommage qu'à peine sortie il te faille retourner en prison, laissa-t-il tomber en s'adressant à Gloria Booth, qui se débattait toujours dans la poigne ferme du capitaine. Tu n'as pas vraiment fait le bon choix, j'en ai bien peur... »

— Mais je croyais qu'elle s'appelait Brin, s'étonna Andy Sherwood, encore secoué par ces événements incompréhensibles.

La Wondlakienne se calma un peu, renonçant à essayer de se libérer. Une infinie lassitude s'étendit sur ses traits, tandis qu'elle déclarait :

— J'ignorais qu'Andy Sherwood devait être assassiné. Phil, le petit brun qui est allongé là, m'a contactée par l'intermédiaire du juge qui a la charge de mon dossier — pour me proposer un travail sur Cybunkerp, disait-il. J'ai très vite compris que mon passé venait de me rattraper. Je m'étais juré de ne plus me fourrer dans des histoires comme celle de Joklun-N'Ghar, mais avais-je le choix ? Il me fallait de l'argent pour vivre — et qui irait employer une ex criminelle ? (Elle poussa un soupir.) Alors, j'ai accepté de tomber « par hasard » sur Andy — dont j'ignorais qu'il avait le moindre rapport avec vous — et de le conduire ici à l'heure donnée. Je ne savais pas du tout ce qui allait lui arriver.

— Vous deviez bien en avoir une vague idée..., intervint Ronny Blade. Tout cela ressemblait trop à une embuscade pour que vous ne vous soyez pas posé de questions.

Gloria Booth hésita un instant, avant de hocher la tête, l'air contrit.

— J'ai cru à un enlèvement, avoua-t-elle.

Blade et Baker échangèrent un regard empreint de scepticisme.

La police arriva quelques minutes plus tard. Pour simplifier les choses, Zlanilla avait quartdetourné à bord de la Chronolyse. Il était inutile de mêler une dignitaire de la Confédération des Quatorze Races à une affaire aussi sordide — même alors que celle-ci était censée demeurer secrète. Aussitôt, Bertram Gunn prit à part le chef du détachement et lui parla longuement, faisant de grands gestes avec les bras. Quand les deux hommes se séparèrent, le directeur de la C.C.I.R. revint vers ses employeurs, un sourire de satisfaction éclairant son visage mal rasé.

— Tout est réglé, annonça-t-il. Le sergent Calou est prêt à faire diffuser l'annonce du « décès » d'Andy. Les agresseurs auront droit à la même version, au cas où ils parviendraient à communiquer avec le reste de la bande. Un certificat sera établi par un légiste et je ferai lester un cercueil scellé que j'expédierai sur Terre dès que... vous le demanderez.

— Parfait, fit Blade.

Gunn retourna auprès de l'officier.

— Ainsi, nous sommes pratiquement certains d'éviter d'éventuels paradoxes, reprit Ronny dès que le directeur de la C.C.I.R. se fut éloigné. Il est vital que tout se passe comme nous en avons le souvenir. Laximul pensant que le temps a tendance à corriger ce genre de choses, se « déformant » comme une surface élastique pour ensuite retrouver son aspect initial, je pense que ces précautions suffiront à assurer la continuité des événements.

« Quant à nous, en compagnie d'Andy, nous allons effectuer un bond de quelques semaines dans l'avenir, jusqu'au moment de notre départ. D'ici là, je suppose que ces malfrats auront été interrogés. Nous nous arrangerons pour obtenir une copie de leurs déclarations.

« Ah, une chose encore, ajouta-t-il en s'adressant à Sherwood, qui suivait ses paroles, la bouche ouverte, l'air hébété. Gloria Booth, elle, sait qu'Andy est vivant. Je propose que tu ne porte pas plainte contre elle. Ainsi, nous pourrons l'emmener avec nous, pour éviter qu'elle ne mange le morceau. De plus, je crois à sa sincérité lorsqu'elle affirme avoir ignoré que tu devais être assassiné. Sur le moment, j'avoue avoir douté de sa version, mais il m'est revenu en mémoire un détail que j'avais oublié. Combien as-tu compté de tirs thermiques, Will ? »

— Deux.

— Ah, non ! s'écria Red Owens. Il y en avait trois !

— Et qui était visé par le troisième, Red ?

— Miss Booth, répondit l'intéressé. Il ne l'a manquée que d'un cheveu, la plongeant dans une telle panique que je n'ai eu aucun mal à la maîtriser.

Blade regarda la jeune femme qui était à présent à genoux, sanglotant doucement sur le soi.

— Elle n'était que du « matériel périssable », ironisa-t-il amèrement. Un témoin gênant, à éliminer de suite.

— Tu ne vas tout de même pas lui accorder le statut de victime ? demanda Baker, incrédule.

— Nous verrons cela... dans l'avenir, conclut le businessman. Partons, maintenant. Vous n'avez plus besoin de nous, sergent ? lança-t-il à l'adresse de l'officier qui venait vers eux, l'air nonchalant.

— Je suppose que M. Gunn pourra régler les différentes formalités. Naturellement, il vous faudra certainement témoigner au procès — et cette jeune femme n'y échappera pas. Je ne comprends pas pourquoi M. Sherwood refuse de porter plainte contre elle, et cela ne me regarde pas, mais il s'agit d'un témoin capital, le seul à pouvoir prouver la préméditation.

— À votre avis, quelle sera leur condamnation ? demanda Red Owens.

Le sergent Calou plissa les yeux.

— L'effacement de personnalité, ni plus, ni moins. Nous ne tolérons pas qu'on vienne assassiner les gens chez nous, et notre monde a en permanence un grand besoin de techniciens spécialisés. Or, comme vous le savez, il est possible d'implanter des connaissances approfondies dans un cerveau que l'on vient de « nettoyer », au point que la nouvelle personnalité qui se développe ensuite finit par croire que ce savoir est un restant de son « moi » antérieur.

« Maintenant, excusez-moi, mais je dois rejoindre mes hommes. Au plaisir de vous revoir.

— Un homme charmant, commenta Baker lorsqu'il se fut éloigné. Et très accommodant. Vous nous ramenez à la Chronolyse, Bertram ?

— Avec plaisir, assura celui-ci.

— Où m'emmenez-vous ? s'écria Gloria Booth, des larmes coulant sur ses joues satinées. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de temps et d'avenir ?

Elle paraissait totalement désemparée. Pris d'un apitoiement subit face à cette femme splendide qu'une heure auparavant à peine il serrait dans ses bras, Andy Sherwood s'approcha d'elle et l'aida à se relever en disant :

— Sans vouloir préjuger de ce qui nous attend, je crois que nous allons vers un avenir meilleur.

À cet instant précis, Zlanilla apparut devant le petit groupe, assise sur le dos massif de Laximul. A la vue du Gnekshare, Gloria Booth fit un pas en arrière et se mit à hurler de terreur. Andy la serra contre sa poitrine en lui masquant la bouche d'une main, pour que les cris de la jeune femme n'attirent pas l'attention des policiers qui s'éloignaient déjà.

— Du calme, fit Baker. En dépit de son apparence... euh... étonnante, Laximul est quelqu'un de très doux et de très gentil...

Laximul ? tonna le Gnekshare. Qui est Laximul ? (Ses cinq yeux roulèrent dans leurs orbites saillantes.) Je suis Kârdi, le dieu maudit des Argondwa ! reprit-il d'une voix de tonnerre en se dressant sur ses trois paires de jambes postérieures.

Gloria Booth s'évanouit au milieu des rires.